LES ILLUSIONS TRAGIQUES
INTRODUCTION
Je suis arrivé au Théâtre du Soleil en 1993, âgé de dix-neuf ans. Pendant trois ans, j’ai joué tous les soirs, vécu pour le théâtre, par le théâtre, dans le théâtre. Et c’est comme ça qu’est arrivée la question. Pourquoi, pourquoi chaque soir, dans n’importe quel théâtre où nous passions, où nous allions voir jouer une pièce, ces mêmes visages ? Toujours ces mêmes visages ! Se pouvait-il que nous fassions ce travail pour cette poignée de gens que la justesse ne touchait plus depuis longtemps ? Se pouvait-il que je sois là pour amuser ces foules comme un bouffon amuse le roi ? Je regardais les carnets avec des photos de spectateurs sur les tournées de Jean Vilar et je voyais ces paysans, ces gens du peuple, ces enfants qui n’avaient jamais vu de spectacles, les yeux allumés, la bouche ouverte, abandonnés à ce qu’ils voyaient. Et je rêvais. A un ailleurs, à un endroit où les codes établis n’auraient plus la place, mais où la justesse d’un propos, l’humilité d’un acte fait dans la foi aurait une résonance. Vraie. Alors, j’ai quitté le Théâtre du Soleil et je suis parti sur les routes avec Christophe Rauck et notre compagnie Terrain Vague (Titre provisoire). Et nous en avons sillonné des routes. Avec un spectacle fait d’amour, de jeunesse, d’intransigeance. Et j’ai touché mon rêve. L’espace de quelques dates. J’ai croisé ces regards neufs, emportés par la magie simple et si évidente de l’acte théâtral.
Fort de cette conviction naissante, je suis allé me perdre dans les villages de Haute-Provence. Et j’ai commencé à écrire des petites formes à jouer sur les marchés. Nous arrivions, souvent masqués, portant avec nous le rêve des Don Quichotte et nous jouions. Et la réalité comme toujours nous a appris, à coup de casque et de pieds, que ce n’était pas si simple. Qu’il ne suffisait pas d’y croire pour l’emporter. Mais qu’il fallait préparer le terrain, faire jouer les limites de l’espace scénique. En gros… que ce que nos pères avaient mis en place n’était pas là pour rien !
Après cette douloureuse découverte, je suis redescendu de mes montagnes pour me rapprocher de la ville. Enfin, pour être plus juste, la danse m’a fait descendre de mes montagnes. Et voilà, une nouvelle question ou plutôt la suite de ma première question. De quelle façon devons-nous dire les choses aujourd’hui ? Et avons-nous une place légitime dans le monde contemporain, avec la télé, le cinéma, internet, les consoles de jeu, pour le dire ? Et nous voilà dans ce que j’appellerai ma deuxième phase. A mutiler le théâtre jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Alors j’ai dansé. J’ai fermé ma bouche et relâché mes traits et j’ai parlé avec mon corps, je n’arrivais plus à faire autrement.
Mais les mots me manquaient. Ils n’avaient cessé de le faire. Pour être juste, il faudrait dire que ce silence, ce mutisme dans lequel j’étais entré, ne mettait pas les mots en cause, non ! mais l’utilisation que les Hommes en faisaient. Comment être crédible avec les mêmes mots que ceux qui les vendent à n’importe prix ? Alors, j’ai commencé à écrire des mots sans fonds, des mots à dire pour masquer les sentiments, pour masquer la fragilité. Comme je les trouvais, là dehors. La fragilité, le fond, je les réservais au silence, à la danse, à la musique, à des chants sans paroles ! Et ce fut la naissance de « Nous, Traces d’un Roi Lear ».
Nous avons joué. Un peu. Trop peu. Qui de nos jours veut prendre le risque d’avoir quelque chose à dire, à défendre. D’assumer le ridicule de croire que dans nos salles noires, nous avons le devoir de croire qu’on peut changer le monde. Ils nous ont dit, malgré la chaleur du public, de la presse : « Notre public n’est pas assez intelligent pour ça ! », « c’est de la danse ou du théâtre ?», « on ne comprend pas où vous voulez en venir ? ». Où nous voulions en venir ? Nous cherchions juste à retrouver la place que l’acte théâtral se devait d’avoir au monde. Pas facile, pas entendu, pas convenu, mais puissant, sincère, violent, sauvage… vivant !
Triste et dégoûté du manque d’écoute des institutions et des programmateurs, j’ai commencé à plonger dans la dépression. Avant de mourir, j’ai quand même eu la force de pousser un nouveau cri : « Elle Attend ». Qui en plus de mettre la question de l’acte théâtral dans la forme, le faisait sur le fond. Pourquoi les gens regardent-ils la Starac’ ? Pourquoi ce succès du reality show ? Alors, nous avons fabriqué un reality show théâtral, en le transformant en une parole singulière, transposée, poétique et tranchante. Un texte de trois pages pour une heure de spectacle. Une femme seule sur le plateau qui ne veut plus jouer. Qui est seule et le dit. Là aussi, le public a été unanime. Mais un solo avec un interprète inconnu et un metteur en scène inconnu et pour dire des choses pareilles… non !
Pendant les trois années qui ont suivi, j’ai végété. J’ai fait des spectacles, mais pour manger ou plutôt nourrir ma famille. J’avais perdu le goût du combat. Je ne voulais plus ressentir la douleur aigue d’y croire. Je m’asseyais et les yeux dans le vide, je me disais : « le théâtre a perdu sa raison d’être, il faut l’accepter. C’est un art mort, comme le sont certaines langues, réservé à des bourgeois nostalgiques et dégénérés. Pourquoi se battre pour ça… pourquoi ? »
Et puis il y a eu ce soir-là, ce samedi 15 décembre 2007. Jean Florès, du théâtre de Grasse, m’avait invité à voir « Illusions Comiques » d’Olivier Py au Théâtre du Gymnase à Marseille. Et voilà qu’après trois ans de solitude et d’abandon. Et voilà qu’après quinze ans de recherche du pourquoi de l’acte théâtral et du pourquoi il me semblait si nécessaire, un homme est venu me dire ce que j’avais besoin d’entendre. Avec sa maturité, son génie, sa clarté. Il disait mot pour mot les mots que j’attendais depuis si longtemps. L’horizon devant moi s’est à nouveau ouvert. J’ai vu. Là, je l’ai vu ce spectacle que je devais monter. Que je devais montrer au monde. Et surtout comment le lui montrer pour qu’il l’entende.
J’ai écrit à Olivier Py pour lui demander de m’écrire ce spectacle. Parce que si « Illusions Comiques » parlait bien de cela, pour le spectateur non averti, cette parole était inaudible dans le fatras du reste. Comme noyée pour ne pas être trop heurtant ou trop entendue. Hors moi, je voulais qu’on n’entende que ça ! Qu’il n’ait pas peur d’assumer ces mots si désuets et fous sur le théâtre, parce que du plus profond de moi-même, je le sentais, ils étaient la parole juste, simple et nécessaire dont le monde avait besoin.
Olivier Py m’a répondu. Il me donnait son accord pour que je monte « Illusions Comiques », mais n’avait pas le temps d’écrire pour quelqu’un d’autre.
Alors, j’ai pris les quelques lignes de synopsis que je lui avais envoyé
« Où alors mieux… il va m’écrire ce spectacle qui est sous-jacent à celui-là. Une oeuvre sur le théâtre mais une réelle tragédie. On aurait ces textes sur le théâtre, mais sans les « fioritures ». Le théâtre de Verdun… Le dernier théâtre. Les artistes sont enfermés dedans. A la porte dehors ca tape. C’est le promoteur qui veut détruire ce dernier temple. Dedans, les acteurs discutent. Il y a ceux qui sont prêts à lâcher, ceux qui tiendront même si les rouleaux compresseurs doivent leur passer sur le corps. Le poète est peut-être le plus lâche… qui sait ?! Dehors ça tambourine… « Laissez nous entrer. A quoi sert un théâtre s’il n’y a plus de spectateurs!!!! »Alors ils décident de le laisser entrer et ils vont lui jouer une dernière fois la pièce »
et j’ai commencé à écrire ce spectacle.