Le soleil brille fort dans le ciel. On dirait un jour de vacances… et pourtant !
Chaque jour qui passe depuis le début des répétitions m’interdit un peu plus à l’extérieur et à ceux qui m’entourent. Les dates se confondent, le jour, la nuit, la station debout, allongée. Comme plongé dans un monde parallèle qui prend à chaque instant plus de place !
Assis sur une lande glacée face à des milliers de guerriers qui se battent pour survivre, et qui, à présent, dans cet ultime combat, voudraient une dernière fois gouter au plaisir de contempler, assis au pied d’un cerisier, ses fleurs dans l’humidité silencieuse du matin.
Savez-vous comment agit un texte qu’on visite tous les jours et qui se gonfle de chair et de sang à chaque instant un peu plus ? Savez-vous ce que ça fait de se retrouver en face d’un homme mort il y a cinq cent ans et de sentir sur sa joue son souffle ? C’est terrible ! Si puissant et si fragile ! Si vrai !
Comment revenir là après ?
Nous sommes à quinze jours de la représentation. Et la peur et la solitude me submergent comme à chaque fois, me font perdre pied. C’est drôle, non ! J’ai toujours pensé que c’était pour lutter contre ça que je faisais du théâtre, alors qu’en fait, ça les marque un peu plus profondément chaque fois. Comme l’affirmation d’un trait qui me coupera un jour complètement du monde et de ceux qui l’habitent. Trop loin, définitivement trop loin pour pouvoir revenir…
Et comme à chaque fois, les idées se perdent. Je ne sais plus, je ne sais pas. Pourquoi monter ça aujourd’hui ? Comment vous le recevrez ? Comment nous arriverons à vous emmener ou pas ? C’est l’instinct qui revient. Lui sait, lui dicte et chaque jour qui nous rapproche du temps T, un peu plus. C’est toujours un moment très impressionnant, mais qui nous dit bien que le voyage est réellement amorcé.
Aujourd’hui, il nous faut survivre. Assurer chacun de nos pas sur ce chemin jamais parcouru. Trouver de quoi subsister et avancer, coûte que coûte. Et moi, je suis le capitaine. J’ai ces gens qui comptent sur moi et que je dois emmener. Je surveille. J’écoute les regards et les mouvements qui se dessinent dans notre espace. J’essaye de donner les mots qu’ils attendent et de montrer ce dos droit de celui qui pourra les faire traverser quoi qu’il advienne.
Ce n’est pas facile ! Surtout que Marc m’a connu avant, il y a longtemps. Quand j’étais ce bébé d’acteur et qu’il m’a souvent tenu la main pour m’emmener avec lui. Aujourd’hui, les rôles sont inversés et à chaque instant, je dois prouver que je peux être le premier de cordée. Même si je voudrais crier, m’abandonner aux larmes dans leurs bras. Je ne dois pas ! Je leur dois ce regard droit et cette voix qui rassure.
Hier, nous avons atteint avec Gilles, ce point où l’acteur devient le garant de la parole -l’origine et mon dieu, c’était fort et puissant !- ce genre d’instants qui dans la vie d’un acteur le transforme à tout jamais et font de lui un gardien sûr et précieux de notre temple. Marc, lui, s’immerge, chaque jour, un peu plus loin dans l’histoire, avec une pertinence et une virtuosité poétique et sensible.
Bon… la journée est encore longue. Il va me falloir aller trouver les sous, discuter des contrats, mettre en place ce qui autour tient ce frêle navire. Faire l’effort de paraître là.
A vite.