No sleep tonight…
En effet, après vous avoir quitté et réglé mes 450 yens d’”Internet Café” -il faut l’entendre dit par un japonais pour en comprendre toute sa saveur-, je rentre à l’auberge Takaya pour y passer une nuit de sommeil bien méritée. Après la énième douche de la journée, la dernière cigarette au clair de lune, je regagne ma chambre. Et là… insomnie. Je tourne une heure, deux heures, mais rien n’y fait. Comme je n’ai pas trouvé le “Kanze Inari Shrine” – l’autel de prière des Kanze où se trouve un morceau du mur de leur maison- je décide de faire le périple de nuit. Bien oui, pourquoi pas ! Au moins, je profite de la fraîcheur nocturne et ce n’est pas un mal. Mais d’abord, je vais manger. Avec ces sautes-repas à répétition et le décalage horaire, j’ai une faim de loup. Heureusement ici il y a plein de cantines ouvertes 24 heures sur 24. Je jette mon dévolu sur un restaurant de nouilles. Je commande mon plat sur une machine où tout est écrit en japonais – le cuisinier vient me montrer sur quel bouton appuyer… je sais c’est un peu bizarre, surtout qu’un instant après il réceptionne mon ticket et fait mine de découvrir ce qu’il va me préparer… ah ! le Japon… – et m’installe au comptoir. J’avale mon plat tout rond, agrémenté d’un bol de soupe offert en prime et file avec ma bicyclette à la recherche de cet autel caché.
A chaque carrefour, je m’arrête, regarde mon plan en japonais et continue à me promener un peu au hasard. Cet autel n’est indiqué nulle part, aucun guide n’en fait mention et personne ne semble savoir qu’il existe. Mais ce n’est pas cela qui me fait peur. Après deux heures de recherche infructueuse – je découvre quand même quelques temples, dont un ouvert et en travaux dans lequel je m’arrête respirer l’air de la nuit. C’est très étrange de se retrouver là , sans personne, sous cette lune croissante, avec ces édifices si imposants et ces arbres plusieurs fois centenaires- je décide de retourner me coucher. Nouvelle douche, nouveau cérémonial de dodo et… toujours rien ! Impossible de m’endormir ! J’en profite pour regarder “Inori”, le nô créé par Udaka Sensei sur le massacre d’Hiroshima . La vidéo a été enregistrée à Paris, lors de sa venue à la Maison de la Culture du Japon, mais cela ne m’endort pas du tout. C’est même très stimulant. La première partie est dite par une femme, entre nô et théâtre moderne. J’y vois plein de clés pour mon travail. Le nô quand à lui est très surprenant. Les masques sont magnifiques et très vivants. Le waki est masqué aussi, il ressemble presque à un personnage de Kyôgen. Kyôgen qui est masqué lui aussi. Maître Udaka joue une mère qui a perdu ses enfants avec un masque fascinant, très profondément marqué par les masques de nô, mais absolument différent. Pourtant l’effet est là. je vois encore un esprit palpable. Quel art étrange… il est 5 heures, le soleil se lève déjà.
Du coup, moi aussi je me lève. Je veux voir Kyôto dans les lumières du soleil levant… mais, tu parles ! C’est sans compter sur les nuages et la blancheur du ciel qui est ici permanente – à cette saison !. Avant de partir, je regarde bien le seul document que j’ai en ma possession et qui fait mention de cet autel. Le problème est que le plan lié à cette info est très grossier. Ca laisse au moins quatre pâtés de maison qui pourraient être les bons. Qu’importe, je veux trouver cet autel, je le trouverai ! En plus, je me dis que s’il devait en être autrement, les esprits des Kanze m’auraient laissé dormir !
Je m’arrête acheter un café glacé et un gâteau et tente d’aller quelques pâtés plus loin que lors de ma dernière chasse. Je trouve un petit temple ! Ouah ! Ca doit être là… j’y vais, mais je ne suis pas convaincu. N’empêche que cette visite est aussi surprenante que celle de tout à l’heure. C’est drôle quand il n’y a personne comme le calme et le surnaturel sont présents. En ressortant de là, je vois deux dames qui finissent de balayer un parc. Je vais les trouver et leur demande. Elles sont âgées, elles travaillent là, peut-être sauront-elles quelque chose ?
Malheureusement elles ne parlent pas anglais. Mais elles semblent comprendre de quoi je parle. “Oui ! Kanze Inori ! Kanze Inori ! Koko…” Je leur montre mon plan et leur pointe une école que j’ai entouré en croyant que c’était un temple – je vous rappelle que mon plan est en japonais. Elles me font de grands signes de tête et semblent vouloir dire que c’est là… mais est-ce ça ou simplement de la courtoisie ou de l’incompréhension. Je veux en avoir le coeur net et je fais le tour du pâté de maison pour voir l’entrée de cette école. Mais il n’y a aucune trace de temple ou d’autel. Juste une stèle. Grrrr… et moi qui ne sait pas lire le japonais. En plus je n’ai sur moi aucun document où le nom des Kanze est écrit en japonais. Un livreur s’est arrêté, il sort des bouteilles de lait de son camion. Je lui montre la stèle : “Kanze ?” “Ie – non” “Do you know where is the Kanze Inori Shrine?” Je le vois paniquer à l’idée de devoir parler anglais…. il me dit :”Police Center, police center!” en me montrant l’angle de la rue. Je n’ai aucune envie de voir les policiers ! Mais il fait le chemin, je suis bien obligé de le suivre. Arrivé à ce petit bureau, il pousse la porte coulissante. Il n’y a personne, mais il prend le téléphone qui est sur le bureau et compose un numéro. “Non ! Il ne va quand même pas réveiller les flics pour ça ! “ Trop tard…. il l’a fait. Il me donne le combiné. “Have you a problem ?” “No, no ! I search the Kanze Inori Shrine” “Ok ! I come” “What ?! No, it’s not necessary” “Wait ten minutes. I come with my motocycle. Where are you ? Witch Police Center ?” “I don’t know… heu… I see a market. Lawson market…” “Ok ! I come”… qu’est-ce que j’ai fait ! Ils sont fous ces japonais. Voilà que la police arrive maintenant pour m’aider à trouver un temple à 6 heures du matin.
Je m’installe dehors et bois mon café en l’attendant. Il arrive sur son scooter quelques minutes après. Nous passons au moins une demie heure à chercher. D’abord il faut lui permettre de comprendre comment s’écrit Kanze. Pour qu’il puisse le chercher avec son mini ordinateur qui fait office de traducteur en même temps. Je me souviens du Kanze Kaikan. Le voilà qui s’exclame qu’il a trouvé. Oui, il a trouvé le Kanze Kaikan et il est très content, mais vraiment très. Je le remercie et tente de lui expliquer que je connais le Kaikan, là ce que je veux trouver c’est le Inori, Kanze Inori et que je lui parlé du Kaikan pour qu’il trouve comment écrire Kanze. Ouf ! Pas simple… mais il a beau chercher et avec la bonne écriture, impossible pour lui de trouver quoi que ce soit. Si ! Que dis-je ! Bien sûr que si, il finit par me dire que là où nous sommes ça s’appelle la “KANZE TOWN”, juste ce pâté de maison là !!!! Tu parles d’une info ! Je sens que j’y suis presque et qu’effectivement l’autel doit se trouver tout proche, juste là ! Avant de le quitter, je lui demande de m’écrire KANZE au cas où je croiserai l’autel. Il est très heureux d’avoir appris qu’ici c’était la KANZE TOWN du fait que les Kanze -Zeami, Kanami et leurs descendants – y avaient vécu. “Today I learn something ! Thank’s ! “ C’est moi qui me confond en excuses et en remerciements de lui avoir fait passer pas loin d’une heure à chercher un autel que personne plus jamais ne lui demandera et qu’en plus, au final, il ne sait pas où placer.
Je repars avec ma bicyclette et fais le tour de la “Kanze Town”, un pâté de maison un peu plus vaste. Je m’arrête à chaque autel, je prends des photos, je sors mon carnet pour vérifier si je ne retrouve pas les kanji. Mais non, je ne trouve rien. Il est 07h30, je repasse dans la rue de l’école, le portail est ouvert. Une dame qui fait la circulation est devant l’entrée. Je lui demande si elle sait où est l’autel Kanze, elle me répond tout naturellement dans un bon anglais qu’il est dans la cour de l’école. Je pose mon vélo. J’entre avec les enfants qui commencent à arriver. Je ne vois pas d’adultes et en plus il faut lever ses chaussures pour entrer et moi je suis en tongues, donc pieds nus si j’entre. Je reste là un moment et attend qu’un adulte passe. La femme croisée à l’entrée me fait signe de traverser le hall. “De l’autre côté !” Allez ! Je prends mon courage et j’y vais. J’enlève mes tongues et je traverse le hall pour atterrir dans la cour arrière. Je fais le tour de la cour sans rien voir. Puis en revenant sur mes pas, je me rappelle que de l’extérieur, j’ai vu un endroit qui pouvait ressembler à un autel, juste derrière le bâtiment. Je longe donc le corps de bâtiment et je tombe nez à nez avec une plaque écrite à la peinture blanche. Je regarde les kanjis. Oui… Kan-Ze. C’est là ! Il est 8 heures et je suis devant l’autel des Kanze. A l’endroit où se dressait jadis la maison de Kanami et de Zeami. Un homme arrive qui me demande ce que je fais là. Je lui explique…”I’m a writer -oh ! le menteur- and I write a book on Zeami. Can I enter and pray ?” “Yes” et il repart me laissant seul avec le droit d’ouvrir le portail qui me sépare de l’autel.
J’entre… et là encore, je sens une vibration incroyable qui me traverse. Comme avec le Dragon. Je me mets en seiza et je me prosterne devant l’autel. Je pleure. La fatigue peut-être ? Oui, je pleure. D’être là devant l’autel de ces hommes que je suis depuis quinze ans. Je sers le bout de mur dans mes bras. J’essaye d’écouter ce que la pierre raconte. Je reste un long moment ainsi. Puis avant de partir, je prends tout en photo. Chaque pierre, chaque écriture. Et je sors, comme un voleur, par le portail arrière qui est ouvert à présent. Sûrement, un geste bienveillant de l’homme qui est venu tout à l’heure. En remontant sur mon vélo, tout chancelant, je me mets à sourire, mais à vraiment sourire. Zeami et Kanami dans une cour d’école avec tous ces enfants. La transmission de la fleur !
Il est 9 h, j’arrive à la maison, j’écris ces lignes… je dormirai ce soir. Maintenant, j’ai un endroit où aller les retrouver. En moi, hors de moi. Partout, toujours.
Quel beau 14 juillet, isn’t it ?