Il est 18h30 quand je quitte Shoboji, avec la sensation d’avoir encore un long chemin à faire avant de réussir à réunir les pièces du puzzle complexe qui me permettront de mieux discerner ce grand génie trop méconnu. Entre parenthèses, je suis assez surpris de constater que sur le sol japonais, si Zeami est relativement connu, les endroits où il est passé, où il a séjourné, les objets, les écrits de sa main, bref tout ce qui touche à sa personne, ne semble pas mériter un intérêt plus particulier que cela. Peut-être parce que pas assez touristique, je ne sais pas. En même temps, ça donne à cette aventure un côté plus authentique et qui demande à chaque fois de payer de nombres d’efforts pour arriver à avoir quelques indices, quelques traces, quelques mots. C’est assez excitant.
La nuit tombe, j’attends le bus de 18h43 dans un abri au bord de la route principale où de vieux canapés déchirés accueillent les hasardeux voyageurs. A part les voitures qui passent, il n’y pas âme qui vive ici. Enfin, si ! J’ai eu droit, lors de ma visite du cimetière qui fait face au temple, au départ des derniers enfants de l’école d’à côté. Mais à cette heure ci, les voix cristallines se sont tues. Ca laisse plus de place à la réflexion, à l’imaginaire et aux discussions intérieures. Je respire puissamment et continue un dialogue avec le grand Maître, entamé là la sortie du temple. “Fais-tu partie des âmes qui errent toujours là, entre deux, comme la plupart des héros de tes pièces ou as-tu su faire face à toutes ces difficultés qui ont jalonné ta fin de vie, sans regrets, sans colère, sans rancoeur et à à passer dans un nouveau cycle de vie ?”
Je me plais à croire que, malgré tout, il a su accueillir sa destinée avec ce sourire triste si bien rendu par notre moine sculpteur. Prêt à continuer à accueillir les coups jusqu’au bout en travaillant à forger son âme encore et encore afin de lui donner l’aspect d’un bol vide, capable d’avaler des tempêtes. Creusant, creusant jusqu’à ce que son bol intérieur ait la consistance de l’eau, puis celle d’un nuage pour que rien, jamais, ne puisse venir lui faire renverser l’essence de sa voie.
Il est 19h27, j’arrive à Ryotsu, port principal de l’Île Sado. Je n’ai pas vu le temps passer. J’ai continué à discuter ainsi avec le maître tout le long du voyage en essayant de refaire de mémoire le dessin de sa statue. Il va falloir que je mange. Je me mets donc en quête d’un restaurant, mais avec la douce assurance que quelque chose me poussera au bon endroit. En chemin, je croise beaucoup de gens se pressant par petits groupes vers un temple tout illuminé. Des couples avec leurs enfants, des grands-pères et des grands-mères, de jeunes hommes et femmes seuls. Je les suis. Et là, à l’entrée du temple, il y a une corde suspendu en cercle comme dans l’arène d’un cirque. A sa gauche, un prêtre Shinto – j’ai appris à les reconnaître depuis que je suis ici. Ils ont une tenue très particulière et ne peuvent être confondus avec les moines bouddhistes, eux rasés et habillés de tenues beaucoup plus sobres – et au fond, une bande d’hommes d’une cinquantaine d’années servent du saké aux gens qui entrent. Je me dis : “ Ce doit être rassemblement des gens du village…” A ce moment là, un homme à la droite du cercle, me demande d’entrer. Je lui fais signe que je ne veux pas déranger, mais il insiste. Il me prend par la main. Nous faisons la prière à l’entrée du temple. Mettre une petite pièce dans l’autel, faire sonner la cloche pour dire aux esprits qu’on est là, courber l’échine deux fois, frapper dans ses mains deux fois et recourber l’échine une fois en gardant les mains jointes. Puis j’entre. Là, l’homme me demande de passer dans le cercle, de revenir par la droite, de repasser dedans, de revenir par la gauche, de repasser dedans, puis il vient me chercher et me présente au prêtre. Il me demande de courber le dos à nouveau. Le prêtre en profite pour balayer les mauvais esprits qui pourraient être accrochés à moi, puis je dois refaire un huit dans le cercle de corde, une seconde fois. Enfin, il m’invite à aller m’agenouiller devant la bande d’hommes qui rigolent et devisent en buvant du saké. Celui qui est devant m’en sert un verre. Il me fait comprendre que je dois le boire cul sec ! Je m’exécute, puis me voit remettre une friandise dans une enveloppe – ce qu’on voit souvent dans les cérémonies. Je vais pour sortir, mais l’homme revient me chercher. Il veut absolument prendre une photo avec le prêtre. C’est que ce n’est pas souvent qu’ils voient des occidentaux ici, apparemment. Le temps de lui expliquer comment ça marche et le voilà qui immortalise ce moment. Moment délicieux, juvénile. Avec cette bande de garçons au rire franc, qui se délectent de voir un étranger participer maladroitement à une de leur cérémonie.
Je repars. Toujours sur mon nuage ! Quelle va être la prochaine surprise ? Il fait nuit noire, Ryotsu n’est pas ce qu’on peut appeler une capitale “moderne”. Pas d’éclairage public à chaque mètre, pas de signaux sonores aux passages cloutés. Ca ressemble plutôt à un vieux petit village qui s’étendrait sur des faubourgs. J’essaye de trouver un restaurant ouvert sur le chemin de l’hôtel, mais c’est peine perdue. Il est 20h00. Elise est là devant l’hôtel, en train de fumer sa cigarette du jour. Je lui raconte ma journée, enfin non, ma fin d’après-midi et elle, la sienne. Figurez-vous qu’elle a rencontré un pêcheur fan de Zeami et qui, après une grande discussion en japanglais – le second niveau, mais Elise a été plus sérieuse dans son apprentissage du japonais – lui a offert un livre – en japonais bien sûr – sur la vie de Zeami. Nous avons, apparemment, été convié au même doux rêve éveillé, mais en des lieux différents. Charme magique de cette Île ?
Je repense aux deux tapes de l’esprit bienveillant et le remercie pour ce voyage. Par contre, j’ai faim ! Et le descriptif du repas d’Elise est un supplice. Elle a choisi de manger à l’hôtel, ce qui lui a coûté 1000 yens. Mais, après avoir été convié par les femmes de l’hôtel sous les suppliques d’Elise a manger quelques restes – sashimis, riz, soupe et encore un tas de choses – je me dis que c’est vraiment peu cher payé pour un tel festin ! Elise a mangé une dizaine de plats différents, moi peut-être cinq. Je me dépêche, leur service est censé être fini depuis presque une heure, puis je propose à Elise d’aller au temple à côté, bénéficier du même traitement magique et bénéfique- sur la route, j’ai croisé un second temple ouvert et brillant de mille feux à quelques centaines de mètres seulement de l’hôtel. Nous remercions nos hôtesses pour ce traitement de faveur – Elise est souvent la chouchoutte des japonais et japonaises, c’est indéniable – et partons dans la douce brise d’été du bord de mer vers cet autre temple. L’accueil est tout aussi chaleureux et, parmi les hommes assis, nous reconnaissons le tenancier de l’hôtel. Il nous mitraille de photos et je me vois obligé de refaire avec Elise toute la cérémonie – sans le prêtre Shinto qui, dans ce temple reculé du bord de mer, n’est pas présent. Nous buvons notre coupe de saké – pour Elise, le gars dira : “sukoshi” – traduire par “juste un peu”. Nous sortons de là sous les étoiles en devisant sur ces coutumes, sur l’enracinement du religieux et du surnaturel dans cette culture, tellement loin à présent de la notre. La présence du gérant de l’hôtel – qui parle donc un peu l’anglais, chose rare sur l’île – nous aura permis d’apprendre que nous venons de vivre une cérémonie pour la santé. Il y en a deux par an, une l’hiver et une au milieu de l’été. Pour recharger les batteries et repartir pour six mois sans fatigue et sans poids, le coeur léger. Exactement ce dont j’ai besoin !
Il est 23h00, je suis dans le Onsen de l’hôtel- source chaude où les japonais aiment à se délasser après une bonne journée. Je repasse le film à l’envers et me laisse couler dans cet instant de bonheur. Demain, nous irons au musée de Sado qui se trouve de l’autre côté de l’île. D’après le pêcheur qu’a rencontré Elise, il y aurait un parchemin de la main de Zeami ou une pierre sculpté par lui. Peut-être le rouleau de son exil à Sado qui est en photo dans le livre que les ange-gardiennes du Shoboji m’ont offert? Nous verrons bien…