Nozomi ending…

11h22.
Dans le train qui me ramènera à Tôkyô et à Narita, après un arrêt important à Shinagawa.
De Narita, l’avion, de l’avion le ciel, du ciel Paris Charles de Gaule, de l’Aéroport Charles de Gaule Aix-en-Provence TGV… et voilà la boucle sera bouclée.

Je dis communément “trois mois”, mais en fait il s’agit de deux mois et demi, soit 76 jours pour être exact. 76 jours : 3 shimai – danses du nô – appris, 3 utai – chants du nô, 2 morceaux de nôkan – flûte de nô, 2 komai – chants et danses du kyôgen, 18 nô vus dont 1 sans masque, 6 maibarashi – shimai, mais avec instruments et comprenant en général deux danses chantées et dansées + un passage de texte entre les deux, 18 shimai, 11 kyôgen, ai mangé quelques 148 sushis, bu 33 thés de cérémonie, passé 92 heures en seiza et 160 en semi-lotus, vu 58 temples, parcouru 540 kilomètres en vélo dans les rues de Kyôto, pris le train 17 fois pour parcourir quelques 7365 kilomètres sur le sol japonais, ai médité 25 heures, ai prié devant un autel shinto 96 fois, montant le nombre de mes frappes de main à 192, rencontré 6 personnes capitales pour la suite des événements et l’invisible 39 fois, subi l’intrusion d’un esprit 1 fois et tellement d’autres choses…

Qu’est ce que cela a changé ?

Je ne le sais pas, c’est beaucoup plus difficile à mesurer…

Le temps a changé, l’importance de ma réussite aussi, la valeur de tout ce qui passe sur cette terre, l’émotion que peut susciter la beauté, l’amour.

Est-ce que ça tiendra au retour en France ?

Je ne le sais pas, ce n’est pas encore, pas maintenant.

Maintenant défile le paysage de Kyôto à Tôkyô, plein d’arbres magnifiques, d’oiseaux dont nous ne savons même plus le nom. Maintenant, j’essaye de rester droit et de respirer. J’ai encore ce rendez-vous avec Mr Watanabe Moriaki.

Je pense à cette petite puce qui m’attend à l’autre bout du monde et qui a su faire sans moi pendant 76 jours qui s’ajoutent à tous les jours d’absence que j’ai eu avec elle, une femme que j’aime et à qui je n’ai jamais vraiment su le dire, le vivre, tant je suis encombré de ces vies passées, celles de mes parents, celles de nos ancêtres qui cohabitent à l’intérieur et attendent que nous réussissions à résoudre ce qu’ils n’ont su qu’entrevoir. J’ai la vie devant moi et le silence un peu mieux installé. Rendant mon coeur plus perméable à la rencontre, à la joie d’être là, aujourd’hui et de pouvoir vous parler comme je le fais.

05h00.
Dans un hall de gare où j’ai beau chercher, je ne vois aucun idéogramme. Ici tout est en romaji ! Je suis sur le sol français depuis une petite heure. Avec encore quelques autres devant moi pour atterrir. Ce qui est frappant ici, c’est le silence. Pas de clignotements multicolores et sonores qui surgissent de tous côtés, non. Même les gens ne parlent pas… Je regarde les panneaux d’affichage. Tous ces avions qui arrivent des quatre coins du monde. Qui sont-ils ceux qui sont dedans ? Ont-ils vécu des expériences bouleversantes ? Ramènent-ils de nouvelles idées, de nouveaux rêves, un peu de tolérance ? Dire que chaque jour des avions sillonnent le ciel du monde comme si cela était normal, simple, évident. Pour moi, cela semble presque plus surnaturel que de croiser un aigle tous les jours au centre d’une ville surchargée de sons et de pollution !

Je n’ai finalement que très peu écrit pendant ce mois de retraite. Mais, dès l’instant où je suis descendu de l’avion, j’ai senti avec une force décuplée la présence de tous ces êtres que j’ai poursuivi là-bas. Nous aurons notre monde caché derrière mon paravent de chair, fait de toutes les images que j’ai volé là-bas et de celles qui me viennent de plus loin. Et nous pourrons nous retrouver au bord de la Kamo, à regarder les hérons pêcher dans les herbes hautes pendant que j’écrirai… oui, moi j’écrirai.

Un mois après… 6 jours avant mon retour ! En route pour voir Sambaso

Mon compagnon, l’aigle… croisé à peu près tous les jours, à peu près partout -Sur cette photo : ciel au croisement du la rivière Kamo et d’Imadegawa.

Coucou…

Il se trouve que j’ai mon ordinateur avec moi et que j’ai une bonne demie heure devant moi. En route pour Osaka par le “limited express” qui part de Demachi au coeur de Kyôto et va jusqu’à Yodoyabashi. Une ligne découverte récemment et qui permet de faire des économies certaines pour aller vers Osaka surtout quand on a plus le raillpass. Là-bas, je vais retrouver une dernière fois Tadashi Ochigawara de l’école de Kyôgen Izumi pour deux représentations successives de Nô et de Kyôgen. L’une à 13 h – souvent celles où l’on croise les grands amateurs de nô, où Tadashi jouera Soraude – et l’autre à 21 h – avec un programme plus accessible, orienté vers ceux qui souhaitent découvrir le théâtre Nô, où le Kyôgen, toujours joué par Tadashi, ne sera autre que Sambaso, le pendant de l’incroyable nô Okina, plus vieux nô joué à ce jour et qui existait déjà bien avant les quatre familles du Yamato, c’est-à-dire bien avant Kanami et son fils Zeami.

Plafond de sang, temple Hônen à Ohara – Ce plafond était un plancher où des samuraï ont été retrouvés longtemps après leur mort. Le plancher a gardé l’empreinte de leurs derniers instants : ici, un visage.

Je sais que certains attendent de retrouver les aventures journalières, mais il me faudrait bien plus qu’une demie heure pour vous raconter tout ce qu’il s’est passé pendant ce mois. Ce que je peux dire, c’est qu’après une fin de mois d’août difficile où devenir Kyôtoïte a taillé mes rêves aux angles de sa réalité ; une fois ce passage un peu douloureux, le mois de septembre aura été vraiment extraordinaire. Rencontres, travail, cette ville, vivre ici. De quoi redonner un peu de souplesse à un coeur sclérosé par la sauvagerie dont nous avons, de notre côté du monde, à subir les assauts tous les jours. Je n’ai pas changé, ce n’est pas ça ! C’est le monde qui a changé. Prenant des formes, des couleurs, des saveurs abandonnées dans les zones sombres de mon enfance et qui, ici, ont retrouvé le chemin du grand jour, du grand air. Le temps ici est tellement différent, tellement incompatible avec ce que nous en avons fait ! Mais l’on n’est qu’un voyageur, alors on s’y plie, on se contraint à accepter de réfréner les pas, les mots, les gestes jusqu’à entrer dans cette temporalité en suspens comme on le fait pendant le temps du Nô et au moment où la patience arrive à son terme, au moment où on va lâcher ce cri de rage, libérant l’énergie, juste avant, on aperçoit tout à coup la splendeur d’un bourgeon, l’incroyable beauté des hommes jusqu’à mi cuisse dans les rizières, l’air qui coule frais dans les poumons et même le goût des aliments éclatants par la simplicité de leur préparation et le silence et le calme se fait, comme si on n’avait fait que secrètement attendre ce moment-là. C’est comme un bain de jouvence, une cure d’amour et de foi. Des retrouvailles avec la terre, l’eau, le feu, le bois, les pierres et ces langages qu’on usait enfants quand on s’adressait à eux, naturellement.

Tomatsuya, plus célèbre fabriquant de Ôgi (éventails de nô) en fonction depuis le 17e siècle, à Kyôto

Il me faudra du temps pour apprendre à en parler, tant j’ai la sensation d’être revenu avant les mots et qu’il me semble que ces derniers pourraient en nommant détruire l’essence de ce qui naît là. Mais cela viendra… peut-être. 😉

« Les Cerisiers en fleurs » – un des nombreux panneaux de la demeure de l’Empereur à Kyôto

P.S. Sur le chemin du retour et encore quelques instants avant d’arriver a Demachi… Je sors des deux derniers moments de nô de mon séjour (suivra bientôt le compte complet avec les noms des pièces, les lieux, etc… enfin, j’espère avoir le courage de faire ça) et comme souvent, c’est le dernier des derniers – de cette fois-çi – qui aura été le plus éclairant !!! “Sambaso” et encore ! même pas toute la pièce, juste la première partie – c’est l’inconvénient de ce type de programme, qui, pour ceux qui ont peur des longueurs, est parfois salvateur et ré-ouvre une porte fermée, parfois un peu vite… vingt minutes maximum par performance, soit : danses de dragons, danses de lions, combats d’esprits et kyôgen très courts.

Tadashi Ogasawara dans Taraude. Un très grand acteur de Kyôgen, vraiment.

Je savais que cet événement, même s’il n’était que la moitié de ce qu’il devait être et le quart de ce qu’il est en vrai de vrai quand il est joué dans “Okina”, était un moment à ne vraiment pas manquer ! Okina est l’ancêtre du nô et par son caractère absolument sacré n’a, je pense, pas trop été remanié avec le temps. En tout cas, s’il l’a été, il l’a été avec finesse et respect, tant le passage dans le temps, ouvert par l’extrait de la danse de Sambaso, est évident. Ce n’est plus ni Zeami, ni son père, ni l’élaboration dramatique, mais le fondement du théâtre : un cri d’effroi, un cri de joie : une pulsation de vie ! Et l’on ressent, à cet instant, l’omniprésence de la mort, cette déesse si gourmande et, parfois, si cruelle comme ils devaient la vivre alors. Et l’on vibre au son du chant, de la flûte, du Otsuzumi et du Kotsuzumi, d’un courant électrique qui redresse les yeux et le coeur et vous donne envie de courir embrasser chaque arbre, chaque enfant, chaque fleur, chaque souffle du vent, chaque grain de riz offert, tant, d’un coup, vous apparaît la beauté éphémère de la vie et l’incroyable accident dont notre monde est le fruit. Mais les mots ne sont que des mots et sont incapables de retranscrire ce qu’ici, ils nous donnent sans rien d’autre que le cri, la musique et la danse. Et plus que jamais, je comprends pourquoi je suis là et pourquoi je marche sur ces terrains glissants, dans l’ombre, malgré les avis. Vive l’aventure !

Udaka Sensei dans Omu Komachi – Un nô très spécial qu’un shite ne peut jouer qu’après soixante ans, empreint de yûgen – deux heures pour ce nô lent, très très lent. Une pièce très belle sur Komachi une grande poétesse.