Dans le train pour Gifu, je me décide enfin à ressortir l’ordinateur pour tenter de retrouver le chemin de notre terre du milieu, là où je peux venir vous trouver quand le temps est trop vaste, là où je tente parfois de m’assurer que je ne me suis pas perdu pour toujours dans un rêve éveillé sans retour.
Tôkyô aura été un moment très dense, intense, une réelle plongée en apnée dans le monde du Nô et du Kyôgen – à fréquenter la scène de Nô tous les jours sous l’égide de maîtres venus d’un autre temps et qui, s’ils connaissent les “gaiji” – les étrangers – ne peuvent pas pour autant se permettre trop de digressions. Le stage s’est fini par une présentation des différents travaux, sur scène, devant une audience composée d’amis rencontrés en cours de route, d’officiels travaillant avec l’ITI – International Theater Institute, Organisation de l’Unesco – et des maîtres de l’École Izumi – une des deux écoles de Kyôgen. Passer dix jours en seiza entre 5 et 6 heures par jour, travailler les komai – danses du Kyôgen -, l’utai – le chant – les champignons – personnages se déplaçant le plus vite possible en position accroupie qu’on trouve dans un kyôgen : (nom à rechercher, c’est promis), l’histoire d’un homme qui vient demander l’aide d’un Yamabushi (moine guerrier des montagnes qui avaient des connaissances magiques) pour libérer son jardin de champignons indésirables venus s’y installer. Evidemment, plus le Yamabushi fait d’incantations, plus le nombre de champignons augmente jusqu’au moment où le chef des champignons, un démon furieux, entre sur scène pour dévorer le Yamabushi- aura été poignant, harassant, ahurissant… et c’est comme si je me réveillais d’un long rêve doucement, au fil des heures qui filent depuis mon départ de Tôkyô à 12h30 aujourd’hui par les lignes locales – soit 10 heures de voyage en tout pour rejoindre Kyôto par de petits trains locaux en tous points semblables aux métros, donc au confort… plus précaire.
Je retrouve la solitude, comme un costume qui m’aurait manqué et qui sied si bien à une aventure comme celle là. Parce qu’elle permet à l’étrangeté de se déformer jusqu’à devenir complètement surnaturelle et emmène loin sur les terres de nos vérités intérieures mises à la rude épreuve de savoir comment elles pourront soutenir ce si particulier climat.
C’est un grand privilège de se permettre le luxe de ne rien comprendre, de ne pas pouvoir lire et de, malgré tout, avancer toujours plus loin dans l’inconnu, faisant appel à d’autres repères, à d’autres lois. Comme le silence, qui permet au flot de parole, au flux du sang de prendre un autre rythme, étiré, ouvrant grandes les portes d’un monde parallèle où les clés ne peuvent être partagées.
Il me faudra revenir sur l’avant, l’avant maintenant, l’avant Tôkyô, entre le retour de l’Île Sado et le départ de Kyôto. J’ai quelques instants que je voudrais inscrire ici : la visite du Temple Daigo Ji au sommet d’une des hautes collines qui surplombent Kyôto, la rencontre avec Atsumori, la baie de Suma et la montagne de Shironoyama… Il me faudra prendre le temps de les ramener ici.
En même temps, le mois que je m’apprête à vivre ici, je le voudrais silencieux, complètement. D’abord, parce que j’ai une pièce de théâtre à écrire, d’autre part, parce que j’ai fait de vous des compagnons trop envahissants, trop rassurants.
Je veux rencontrer ce qu’il y a là-bas et que j’entr’aperçois quand la nuit se fait et que les hommes se taisent ou, en tout cas, quand le mien se tait. Complètement. Laisser la distance, le silence, la solitude avaler mes repères, hors de vos soins, de nos mots, au pays où le manque devient une larme d’acide qui ronge goûte à goûte toutes les graisses accumulées autour des yeux du coeur.
Je veux devenir aveugle pour y voir, sourd pour entendre, muet pour écouter. Ne plus dire, ne plus parler, ne pas tenter d’inscrire quoi que ce soit, mais juste être le petit être que je suis au fond. Là, simplement là, pauvrement là et rien d’autre.
P.S. Mais je serai vite de retour ;-)… euh….
Arrivé à Kyôto, il est 22h30. Je suis heureux de me retrouver ici comme si j’étais rentré chez moi. Très agréable sensation après ces dix jours intenses à Tôkyô. La Takaya Guest House y est pour quelque chose, je pense.
A très vite !