Plus beaucoup de batterie…
Nous venons de changer de train à Tôkyô, il est 09h30 et sommes en route pour Nîgata. Plus qu’à quelques heures de l’Île Sado et de la statue de Zeami qui me montrera pour la première fois le visage de cet homme au côté duquel j’ai passé tant d’années.
18%… je ne sais pas si cela sera suffisant pour vous raconter ce jeudi 30 juillet, étonnant jeudi.
Ce que nous savons, en nous levant, c’est que cet après-midi, nous avons rendez-vous avec Saco Sensei à Osaka pour l’accompagner à son concert où il sera entouré de quatre musiciens classiques, fans de musique baroque. C’est un événement que j’attends avec impatience depuis le premier cours de flûte où j’ai été invité. Le rendez-vous est fixé à 15h30 en gare d’Osaka. Ce qui nous laisse une matinée et un début d’après-midi de libre. Tant mieux, nous ne connaissons pas Osaka et c’est au bord de la mer, nous en profiterons pour aller nous baigner. Nous avons mis le réveil et c’est assez tôt que nous décollons. En vélo ou en métro ? Le train pour Osaka se prend à la Kyôto Station qui est au sud à vingt-cinq minutes en bicyclette… “Ok ! Va pour le vélo !” Comme ça je lui présenterai, au passage, messire le Grand Dragon du Temple Higashi – Hongangi qui se trouve à quelques centaines de mètres au nord de la Kyôto Station, donc sur la route.
Le trajet est vite fait. Nous n’avons aucun mérite, c’est juste que dans ce sens là, c’est une grande pente douce. Nous voilà au Higashi – Hongangi. J’emmène Elise à la porte nord, celle par laquelle je suis entré la première fois. Je suis surpris du monde qu’il y a ce matin. Rien à voir avec l’espèce de rêve éveillé que j’ai vécu avec le Grand Dragon et Hideo où nous n’étions que trois à se partager la cour de ce temple monumental. Et pour cause ! L’énorme échafaudage qui couvrait tout le temple a été, depuis, démonté à moitié et permet l’accès au Hongangi. En dix jours, ils ont fini ce chantier qui semblait pourtant loin de l’être.
Passé cette première surprise, je lui présente le Grand Dragon et ressent exactement le même courant d’air intérieur que la première fois. Je crois qu’Elise lui plaît bien. Il la laisse laver ses mains à l’eau pure de sa gueule. Moi je zieute du côté des marches du temple…. “On prend cinq minutes ?” “Oui, on les prend ! Le temps d’enlever les chaussures – et pour moi les chaussettes… après avoir goûté au bonheur des pieds nus sur ces vieux planchers de bois, il est difficile d’y résister – et nous voilà déambulant dans ce temple imposant. Comme le dit justement Elise, le bois, ici très sombre, semble plus dur, plus froid que ce qu’on rencontre dans les temples habituellement. Comme si celui-ci était de chênes quand les autres sont de pins. Des sutra sont accrochés tout le long des couloirs qui mènent au temple – et que nous prenons à l’envers, bien entendu – et nous offrent leurs joyeuses maximes :
“It isn’t external things that restrict us ; it’s our minds attached to the things that restrict us.“ Ryôshun Nakano
Puis nous croisons un groupe qui semble aller à une cérémonie, accompagné de prêtres. Nous les suivons de loin ou plutôt notre balade qui nous emmène de lanterne en lanterne dans ce temple, nous pousse jusqu’au Amida Hall où nous retrouvons le dit groupe. Nous nous installons derrière eux en seiza et suivons les prières un long moment dans ce hall calfeutré et frais où les voix des prêtres se mêlent les unes aux autres.
L’heure tourne. Quand nous ressortons de là, il est 11h30. Nous filons à la Kyôto Station et nous apprêtons à prendre le train pour Osaka. Une idée me traverse… Osaka est une ville, une grande ville même. Jamais nous ne trouverons de plage à la sortie du train… So ! “We want go to the beach, but we need…” bref, j’explique tout à l’assistante de quai qui se montre très patiente et compréhensive. Nos rendez-vous, notre envie de mer et tout et tout. Elle nous note plein de choses sur un petit papier, avec un nom de station et quelques changements. Nous sommes censés mettre une heure et quart pour y aller et une demie heure de là-bas pour retourner à Osaka. De quoi faire “plouf” dans l’eau et “hop” dans le train. En même temps, le train est un bon moyen de voir le paysage et les ambiances des lieux croisés en chemin. Et figurez-vous que le premier changement se fait à Kobe ! Kobe est, je le sais, pas loin du tombeau d’Atsumori ! Au moment du changement, je prends cinq minutes pour filer voir s’il y a une statue dans la gare ou un centre d’information, mais rien. Tant pis ! De toute façon, aujourd’hui on a dit plage, on va à la plage. On remonte dans le second train et, au moment de s’asseoir, une voix se fait entendre : “Vous êtes français ?” “Euh… oui ! Je crois bien…” C’est lui aussi un gaulois expatrié en Australie depuis dix ans et vivant au Japon depuis deux ans. Il nous déconseille la plage indiquée par la fille de la gare et nous propose d’aller deux stations plus loin. En plus de profiter d’un environnement plus propice à la détente – la plage où nous devions aller est couverte de bars et de salles de jeu avec un jeune surfeur au centimètre carré – nous pourrons découvrir le plus grand pont suspendu du monde, j’ai nommé le “Akashi Kaikyo”. Ne me demandez pas comment s’appelle l’île qu’il permet d’atteindre, mais ce que je peux vous dire, c’est qu’il est énorme et fait quelques trois kilomètres huit cent de long. Le français sort du train deux stations avant nous… “Suma station”. “Suma ?! Vous avez dit Suma !!!!”, le temps de faire le lien il est déjà trop tard, mais dans ma tête les mots s’alignent : “Au bord de la mer de Suma, bien étroit, hélas, est le sentier qui mène à ma maison et en revient.” ATSUMORI !!!! C’est là ! C’est là qu’il a mené son dernier combat avec Kumagai. Si ! Si ! Entre les salles de jeu et le snack bar… juste là ! Le train reprend sa route. Qu’importe, notre plongeon dans l’eau n’en sera qu’un peu plus court : au retour, nous nous arrêterons à la Suma station.
Nous descendons du train, allons du plus vite de nos jambes vers la plage… “A la gauche du pont…”. C’est ça, oui ! A la gauche du pont, à trois kilomètres !!! Et nous avons, à tout casser, un quart d’heure. Nous en profitons pour abandonner notre course poursuite et nous asseoir à l’ombre de cet énorme pont suspendu, à côté d’une bande de vieux hommes qui jouent à un jeu de dames ou d’échec japonais. C’est bon de les voir, installés à l’ombre de ce pont géant et partant dans de grands éclats de rire suivis d’exclamations suraigues. Un autre regarde le jeu de loin, mais préfère le spectacle des bateaux qui passent – quand il y en a un qui passe – qu’il suit avec une paire d’énormes jumelles. Nous nous installons avec eux et mangeons les gâteaux de riz aux algues que nous avions acheté pour le déjeuner, puis nous les saluons et retournons vers la gare, le bruit des voitures passant sur le pont encore dans les oreilles.
A Suma, je file trouver un centre d’informations. Mais Atsumori ne leur dit rien. Ils peuvent m’indiquer le meilleur spot de vagues, mais “Ichi No Tani dans la baie de Suma”… non ! Le temps file et nous avons dix minutes pour savoir si oui ou non, il s’agit bien du Suma d’Atsumori. Elle finit par me sortir une carte et là, en bas, à gauche, je le vois : “Ichi No Tani” ! Je lui montre et au même instant, elle se tourne vers moi le visage victorieux : “Atsumori des” – C’est Atsumori – Et effectivement, là, sous son doigt, c’est bien écrit : Atsumori… Victoire ! Mais c’est à deux kilomètres de la gare et on ne fait pas attendre un maître japonais. Je prends la carte, j’entoure l’endroit et me tourne vers l’endroit entouré sur la carte pour lui dire que nous reviendrons vite. Nous sautons dans le train qui nous ramène à Kobe, puis à Osaka. Il est 15h20, nous avons dix minutes pour trouver le point de rendez-vous. Je remercie Elise qui, depuis qu’elle est là, m’a emmené deux fois par hasard sur mes chemins de quête. Je suis étourdi ; les hasards, au Japon, ça n’existe pas.
Saco Sensei nous attend sous la montre géante à la sortie nord de la gare d’Osaka. Il est, comme toujours, en tenue traditionnelle. C’est drôle de le voir ainsi au milieu de tous ces “occidentalisés”. Il nous propose de prendre un taxi et nous voilà, quelques minutes plus tard, dans une toute petite salle d’exposition, au premier étage d’une toute petite échoppe. Les autres musiciens sont déjà là. Il y a un clavecin et un nombre de flûtes impressionnant. Ce qui l’est d’autant plus, c’est qu’il n’y a pas deux flûtes pareilles ! La plupart sont des créations ; celles d’un homme qui accompagne leur travail de recherche et qui s’inspire de vieilles illustrations du moyen âge : flûtes dans des cornes de vaches ou de bouquetins, flûtes traversières, à bec, flûtes de toutes formes et de toutes tailles. Et bien sûr, notre Maître Saco et sa “Fue”. Le leader du groupe qui compose certains des morceaux qu’ils jouent – les autres sont des classiques européens – est un des élèves de maître Saco.
Nous nous installons bien sagement et les regardons se préparer. L’un des deux flûtistes accroche des masques de Nô au mur, pendant que le leader avec la claveciniste répètent des passages difficiles. Maître Saco lui attend patiemment sur le côté. Il vient nous voir de temps à autre pour nous poser une question ou nous expliquer le programme. Quel genre de questions ? Du genre… il arrive avec sur une feuille de papier sur laquelle est écrit “François Couperin”, puis une autre avec “Claude Lelouch” et “Villeret” et, à chaque fois, nous demande la prononciation. Il a étudié le français à l’université et est passionné de cinéma français. “Ah bon ! Ca existe toujours le cinéma français ?” ( ça c’est moi qui le lui demande.. 😉 )
Puis c’est à son tour de jouer. Il se met en seiza sur une espèce de vieille banquette sans allure et commence à jouer. Je reconnais des passages de “Otoko Mai” – le morceau que j’apprends… le classique des passages dansés du Nô. Pour le reste, le mélange flûtes, clavecin et la composition de type “Musique Contemporaine” ne me conquis pas. Il y a des passages intéressants, mais de façon générale, la dissonance immanquable – chaque flûte de Nô est unique et n’est accordée sur aucune autre, seul les écarts de notes sont respectés – est poussée, à mon sens, là où elle est la moins porteuse. On dirait qu’il a essayé de recréer un ensemble de Nô avec deux flûtes de type occidentale pour le Kotsuzumi et le Otsuzumi et avec le clavecin pour la partition de Teiko – gros tambour posé au sol dans certains nô. Me voilà un poil déçu… mais Maître Saco reste en place, seuls les deux autres flûtistes quittent la scène. Ce qui se passe ensuite est incroyable ! Exactement ce que je voudrais arriver à extraire du Nô. Maître Saco commence à jouer, puis est rejoint par la claveciniste qui joue des accords plaqués, puis fait du corde à corde, mais avec la sourdine. On croirait entendre un Shamizen – genre de guitare à quatre cordes utilisée dans le Kabuki et le Bunraku. Ce que joue le maître est d’une puissance émotionnelle bouleversante. La flûte crie son désespoir, elle raconte son histoire de combat et de mort, de trahison et d’amour, de douleur. Puis, le rythme s’accélère, ça ne ressemble pas à ce que j’ai pu entendre dans le Nô, toujours soutenu par le clavecin. Quand ils finissent, nous sommes – Elise, le monsieur ressurgissateur de flûtes du passé et moi – médusés.
Je me lève, je vais vers les partitions. Il me faut absolument savoir ce que la fille jouait et qui marchait si bien avec la flûte du Maître. Il s’agit en fait de la même gamme que celle dont on s’est servi pour écrire le chant du Moine Rensei dans Atsumori. Puis je demande à Saco Sensei si ce qu’il jouait était une création. Mais non, il s’agit de la danse d’Okina – un des plus vieux nô encore joué. Il me dit aussi que c’est une danse de Kyôgen. Je n’en avais encore jamais entendu. Je ne savais même pas qu’il pouvait y avoir de la musique Kyôgen ! Mais il me dit que ça existe pour certains kyôgen masqués. D’ailleurs, il jouera ce soir, une autre danse de kyôgen dans le programme.
Il est 17h30. Nous allons faire un tour avec Elise avant le concert qui débutera à 19 h. Osaka semble assez moderne. Ce que j’en sais, c’est que c’est la ville préférée de Murakami et que souvent les étrangers qui y ont séjourné aiment beaucoup cette ville, beaucoup plus que Kyôto ou Tôkyô par exemple. Mais ce n’est pas aujourd’hui que nous aurons le temps de découvrir Osaka. Juste celui de faire le tour de quelques pâtés de maison, de manger un bout et de boire un coup avant le concert.
Il est 18h30, la salle est transfigurée. Des chaises ont été installées partout, les spots, sûrement là pour les expositions, tournés vers la scène improvisée et notre équipe toute vêtue de kimonos comme dans le Nô. Ils ont d’ailleurs tous l’éventail traditionnel à la ceinture. Je ne saurai pas pourquoi, mais c’est sûrement une façon de montrer l’attachement à leur culture, même s’ils ont décidé de s’intéresser à la musique baroque européenne.
Nous entendrons les mêmes morceaux que ceux joués en répétition. Quelques fois, mieux joués, d’autres, un peu moins. Mais c’est un ensemble assez agréable et la musique médiévale et baroque – que je connais très mal – est assez mélodieuse et chantante comme la douce plainte d’une princesses tissant sur son métier le heaume de son aimé.
Maître Saco jouera deux morceaux seuls, un de Nô, un de Kyôgen, puis la création de son élève et enfin, pour le final, cette merveilleuse rencontre entre “Okina”, le clavecin et le 21ème siècle. C’est encore mieux que cette après-midi ! Et je vois bien que l’assistance est profondément d’accord. Il y là, c’est indéniable quelque chose d’important qui se joue et qui vient nourrir mon désir de continuer à chercher comment tisser les liens entre cette forme ancestrale et sacrée et notre monde. Parce que, ce que le Nô a à nous offrir, nulle part ailleurs, on ne peut le trouver.
Il est 22h00. Nous rentrons nous coucher. J’ai dans mon iphone la cavalcade de ce soir. Avec l’envie de me relever les manches et de plonger plus avant dans l’obscurité de ce monde qui m’appelle tous les jours un peu plus. Sûr d’y trouver un jour, une nuit, un trésor rare et unique, peut-être salvateur, en tout cas nécessaire pour moi.
Bonne nuit.