Présentement, ce n’est même pas encore l’heure pour vous d’aller vous coucher – 23h15 – et pour nous, c’est déjà l’heure du train – 06h15 – pour le voyage le plus important de ce séjour : retour à l’Île Sado, “l’Île d’Or” comme l’appelait Zeami et sur laquelle il a vécu une ou deux années d’exil – honte sur moi, mais je n’arrive pas à me souvenir du temps de cet épisode, le denier de sa vie. Mais j’y reviendrai dans quelques jours de journal, soit – si j’arrive à ne pas m’endormir avant – à Nîgata ou Niigata – cinq heures de Shinkanen où j’espère pouvoir rattraper les 3 jours de retard que je trimballe dans mes sacs à méninges.
Où en étions-nous…
Nous rentrions de Nara, endormis tête contre tête, avec des images et des rêves plein les yeux. La soirée se terminait entre un petit resto fort sympathique et l’”Interneto” où nous allions glaner quelques informations pour la suite du séjour. Bien sûr, nous y avions croisé Rose qui, de chez sa tata, nous racontait ses vacances aux Lecques où elle était en train de se transformer en sirène à force de tremper toute la journée dans la mer…
Aujourd’hui – je veux parler du jour qui fut avant-avant-hier, mais que pour des raisons de narration, de rythme, j’appellerai, malgré les jours passés depuis et pour ce post seulement : aujourd’hui – j’ai mon premier cours en tête à tête avec Maître Udaka. Cela fait maintenant presque une semaine que je ne l’ai pas vu et sincèrement, sa présence, sa voix, ses mots, m’ont manqué. Je décide de prendre un grand temps ce matin pour revoir le chant et apprendre le texte de “Oimatsu” – le nô sur lequel j’ai commencé à travailler avec Rebecca, souvenez-vous… – et propose à Elise d’en profiter pour aller au Tôji In. Elle, pour découvrir ce temple qui m’a tant marqué et ses jardins, moi pour y travailler le chant et essayer mes pas de nô sur le plancher chantant (et pour revoir Yoshimitsu aussi bien entendu…)
Nous partons, la matinée déjà bien entamée – bien reposés des deux jours d’avant où nous avons tant pédalé et marché – et traversons Kyôto d’est en ouest. Le chemin qui mène au Tôji est vraiment charmant. On commence par des grandes rues, à la circulation assez dense, pour se retrouver ensuite dans des quartiers qu’on pourrait dire de “Banlieue” avec de vieux chemins de fer, des rues plus étroites, des maisons plus vétustes, moins entretenues ou plutôt différemment, de façon plus japonaise : un côté plus brut et rustique : plus authentique. C’est très dépaysant. C’est un autre Japon que nous traversons au rythme de nos vélos et qui fini par nous déposer devant l’entrée du Tôji In. Là, nous avalons deux obento, sur des marches qui mènent à une vieille cloche de bronze, entre le temple et le cimetière qui lui est attenant, puis nous entrons. Je me sens chez moi – j’avais oublié quand même qu’à l’entrée ils nous délestaient de 500 yens chacun, soit 1000 yens pour rentrer chez soi… un peu chérot à la longue ! J’invite Elise à monter les marches de bois et la laisse découvrir cet endroit hors du temps à son rythme. Moi, je goûte pied après pied, ce contact délicieux avec le vieux bois usé sur les pieds nus, sa température, son grain et le chant de ses plinthes. Arrivé au plancher chantant, j’esquisse mes pas de nô et surprise… le plancher alors se tait ! J’ai découvert le secret qui me permettrait d’arriver de nuit pour égorger le seigneur dormant du sommeil du juste, sûr d’être protégé par ce charme ancestral.
Elise arrive. Elle a les yeux ronds comme des billes et le sourire béat. Je l’entraîne jusqu’à la chambre des Shôgun des Ashikaga. Je lui présente Yoshimitsu, Yoshimochi, puis Yoshinori. Elle les découvre, l’un après l’autre, tombe sous le charme du terrible Yoshinori, avec son visage fin et se yeux vifs. Sans les connaître, elle les dépeint très bien. Elle voit chez les uns et les autres, les caractéristiques qu’on leur connaît. Moi, je voudrai m’asseoir là et attendre. Attendre mille ans s’il le faut que Yoshimitsu s’anime et me raconte sa grande histoire. Mais le temps passe et je n’ai pas encore ouvert ma partition de chant… J’emmène Elise de l’autre côté, du côté de la Maison de Thé où l’on peut admirer un jardin japonais d’une très belle facture. C’est le seul encore existant qui a été fait par un des plus grands maîtres d’agencements de jardin de l’époque des Ashikaga. Nous nous installons là, sur la terrasse, face à ce jardin et commandons deux thés. C’est un moment silencieux où chacun se retrouve avec lui-même, un moment où le paysage extérieur amène au paysage intérieur. La dame arrive avec ses deux bols de thé moussus et les friandises qui les accompagnent toujours. Là aussi, les motifs du vert du thé au fond du bol aident aux songes, agissant comme une clé secrête. Je sors ma partition et travaille à voix basse, pendant qu’Elise se perd un peu plus dans les sentiers d’odeurs de ce jardin.
Il est l’heure pour moi d’aller rejoindre Maître Udaka au Shikibutai. Je laisse Elise là – qui restera jusqu’à la fermeture – et file en forçant le vélo et ma tête à revenir à la date d’aujourd’hui et au moment présent. Je suis en retard ! Du coup, je laisse le vélo à la maison et finis le trajet en métro. Il est 15h30, mon rendez-vous est à 16h, mais arriver en avance se fait et me permet de profiter des cours qui sont avant le mien. Le maître et son fils aîné travaillent à la prochaine représentation. L’ambiance est assez détendue, même si très studieuse. Une autre élève – allemande, je crois… elle est là depuis 5 ans et fais du Nô depuis 3 – est là et note sur son livret, les parties des différents instruments qu’elle se doit de connaître par coeur, en plus de sa propre partition de chant et de danse, pour interpréter son rôle. Le temps s’étire – c’est un principe – et si l’on connaît toujours l’heure d’arrivée, on ne peut jamais savoir quand on s’en ira. Il est 17h30 quand le maître m’appelle.
Nous commençons par les exercices de chant, puis par le Utai, assis en seiza face à lui, en essayant de profiter d’entendre enfin sa voix chanter cette partie pour m’en imprégner le plus possible. Puis nous passons au Shimai. Travailler avec le Maître est très différent d’avec Rebecca. Cela fait 55 ans qu’il fait ça tous les jours. Il aborde tout avec sérénité et en même temps un grand sérieux. Et le voilà qui, à chaque mouvement, m’en explique sa teneur, religieuse, émotionnelle, poétique. Les kata se transforment en hommage au soleil, en protection par le Bouddha du public, en lien avec les dieux qui doivent descendre et parler à travers vous. C’est vraiment incroyable ! Rien n’est au hasard, ni juste mu par esthétisme ou sens pratique. Je commence à comprendre la portée et la profondeur de la notion religieuse dans l’acte de “jouer” – mais le terme, du coup, devient un peu inapproprié – un nô et le devoir que cela représente. Comme un service dû au public pour l’aider à se détacher des pendées blessantes et lui faciliter l’accès au Nirvana.
Il est 20h00 quand je rentre à la maison. Elise est là qui m’attend. Elle vient de rentrer, elle aussi, après une longue balade dans le quartier du Tôji-In. Demain, un autre cours avec le Maître m’attend et Elise y est conviée. J’ai beaucoup de travail de mémorisation à faire. Chant – apprendre des chants en japonais relève pour moi de l’exploit – et mouvements : ouverture de l’éventail, pas, mouvements d’éventails, mouvements de bras, tours, demi tours, etc.
Après un rapide tour de resto et d’interneto, dodo !