18h30 ici, 11h30 chez vous. Ca y est, je suis dans le shinkansen Hikari qui me ramène à la maison – je parle bien entendu de la maison de Kyôto . Six jours de “trip”, ce n’est pas tant que ça et en même temps, j’ai hâte de pouvoir ouvrir la valise improvisée, de sortir les affaires, de faire une machine et d’aller retrouver mon “Interneto Café”. Peut-être même que j’embrasserai celui qui m’accueillera ce soir. “Siège 58, au fond près de la fenêtre. Comme d’habitude ?” “Oui ! C’est ça…” Mais repartons un jour en arrière…
Je me réveille à 07h00, au cas où – le maître ne m’ayant pas donné d’horaire la veille. J’ai bien dormi et ai profité d’une fraîcheur bienvenue apportée par une pluie torrentielle qui n’a pas faibli depuis une heure du matin. Orages, éclairs, pluie, mais surtout : de l’air ! Après avoir bu mon café froid et mangé mon gâteau au haricot rouge, m’être lavé les dents, rerasé – je sais ça ne sert pas à grand chose, mais nous sommes dans un temple, je vous rappelle, donc tenue impeccable obligée. Surtout que le maître me fait l’honneur de m’amener avec lui dans cet endroit où ils n’ont pas dû souvent croisé des occidentaux, si ce n’est quelques touristes. Il s’agit donc pour moi d’être irréprochable pour qu’il n’ait pas a assumé une quelconque honte de m’avoir emmené avec lui. J’attends… 8h, 9h, 9h30… toujours rien, ni personne. J’en profite pour avancer dans mes comptes rendus. Si ce soir, j’ai le temps, je pourrai envoyer Hiroshima. Ah ! 10 heures, le maître apparaît. “Do you have a good sleep ? No spirit come to see you ?” Non, désolé… j’aimerai pourvoir lui dire que si. Je sens bien qu’il attend que quelque chose m’arrive, confirme ce qu’il ressent ou pressent. “Do you want take your breakfist with us ?” Euh… si… euh, non ! Trop tard ! j’ai oublié qu’il fallait dire trois fois non avant de finir par accepter et j’ai accepté. En plus, je ne sais pas ce qui va surgir de la cuisine. Peut-être un plat bizarroïde ou que sais-je encore. “You make the coffee, please.” Bien sûr, ok, tout de suite. Le temps de comprendre comment tout ça marche. La machine qui tient l’eau au chaud avec ces multiples boutons, le filtre posé directement sur la tasse… bon, bon, bon ! Courage… mais le maître me voit hagard et finit par venir à mon secours. Sa fille arrive avec trois grands bols de soupe chaude où flotte un nombre incalculable de choses. “Non! Ne me dites pas que je vais devoir manger ça là maintenant !!!!” Moi qui ne mange pas le matin… Mais en fait, c’est très bon. Heureusement, majoritairement ce qui flotte, ce sont des légumes et pas mauvais en plus. Finalement, je finis le bol sans réelle difficulté. Je ne dis pas que j’en reprendrai un bol dans la foulée, mais presque. Le temps d’avaler le café, pas mauvais d’ailleurs pour du café japonais, et nous voilà partis. Quand je vous dis qu’il faut se tenir prêts, ce n’est pas pour blaguer !
Nous sortons sous un rideau de pluie, montons dans le taxi et filons, comme la veille, au Shinonome Jinjâ. Nous arrivons vers 11 h. Dans le réfectoire, il y a les deux gars d’hier, quelques élèves du maître et deux autres personnages que nous n’avons pas encore vu, mais qui semblent, à la vue du temps du salut du maître, des gens très importants. La discussion aujourd’hui dure, dure, dure. Je peine à ne pas m’endormir. Mon ventre crie famine. Il est midi et demi, ils discutent toujours. Nous – les élèves de Maître Udaka et moi – regardons les autres manger leur obento comme si de rien n’était, pendant que nous attendons que le maître commence pour faire de même. Mais le maître ne commence pas. Il attendra 13H30 que la réunion soit finie. Je n’y comprends toujours rien, mais la fille du maître qui sait en fait un peu d’anglais m’explique qu’ils essayent de mettre en place une représentation au temple comme cela se faisait au début du siècle dernier.
Le maître semble de bonne humeur. J’en déduis que les pourparlers ont dû enfin porter leurs fruits. Nous commençons par installer les nouveaux kimono – enfin pas des neufs, mais ceux que le maître a choisi la veille pour la nouvelle exposition – dans les vitrines. Parallèlement, nous fabriquons avec des boîtes et du scotch, les présentoirs pour 15 nouveaux masques. Une fille qui travaille au temple est là pour noter tous les kimono que le maître a choisi. Je crois sentir que ça l’énerve et qu’il la trouve un peu lente – ce qu’elle est, mais disons qu’elle est précautionneuse. Du coup, je ne sais pas si c’est pour cela ou non, mais le voilà qui monte de nouveaux kimono, qu’il traite rudement comme pour montrer que ce sont ceux de sa famille et que ce n’est une petite blanc bec qui va y changer quelque chose. Puis le maître appelle sa fille et disparaît. Avant de partir, il a le temps de me dire d’aider la fille aux kimono. Mais elle met tant de temps à retrouver les noms sur son bloc note que nous n’avançons pas. Ici, je ne sers à rien. En tout cas, pas pour l’instant. En plus, je suis sûr que le maître est en train de s’occuper des masques. Il est parti avec sa mallette à masques sous le bras. Je m’éclipse et vais les rejoindre dans la réserve. En effet, ils sont assis au sol, au premier et transvase tous les masques dans du papier à bulle propre et neuf, en prenant soin de changer, à chaque fois, les sachets anti-humidité qui les accompagnent. Je m’installe. Pas trop près pour ne pas gêner. Pas trop loin pour ne rien rater. Parfois à la lecture d’un des noms de masques, il l’ouvre et le contemple en s’extasiant. A quatre reprises, il les mettra sur son visage et entonnera des morceaux de nô. A cette distance, c’est incroyable la vibration de sa voix. On dirait vraiment qu’on se trouve face à un esprit. Surtout avec le premier masque, de type Fukai – masque de femme commençant à être dévorée par la jalousie et la rancoeur. Il m’invite à me rapprocher – cela fait bien vingt minutes que je suis là – et je sens que c’est un moment d’invite au dialogue. Je lui demande ce qu’il pense du travail que j’essaye de faire en France – il a vu des photos et j’ai tenté de lui expliquer le pourquoi et le comment- et comment il prendrait, par exemple, le fait que je lui demande de monter “Inori” dans une version francisée et occidentalisée – Inori, son nô sur la catastrophe nucléaire. Il réfléchit. Il dit qu’il ne sait pas. Qu’il sent bien que je sui honnête dans ce que j’essaye de faire, qu’il y a quelque chose là dedans et dans le fait que nous rencontrons. Je lui dis que certains français aiment ça, mais que, malgré tout, je ne suis pas satisfait. Pour moi, je n’arrive pas à faire ressentir ce que j’ai ressenti lorsque j’ai vu mon premier nô, ce lien avec l’invisible, avec l’histoire, avec nos ancêtres. Il me dit tout de go : “Pour cela King, tu dois jouer un vrai nô ici !” Je lui dis que je ne peux pas, que je n’y arriverai pas, qu’il faudrait beaucoup trop de temps. Il me dit :” Non ! Si tu restes un an complet, voir deux, tu pourras faire cela. Si nous nous sommes rencontrés, si tu es venu jusqu’ici, si tu n’as pas trouvé cette satisfaction, si le Nô t’a appelé, alors tu dois essayer de percer le secret avec la foi, l’exercice, la prière. Je t’aiderai. Nous avons choisi de nous rencontrer, non ? Peut-être à cause d’une de nos autres vies ?”. Waouhhhh ! Oui, moi aussi, je le veux. C’est juste que j’ai la trouille. Mais je le sens bien, je l’ai senti dès le premier instant où je l’ai vu à Tôkyô, cet homme appartient à mon histoire, c’est sûr.
Je ne sais pas comment nous en arrivons là, mais je lui raconte mon enfance. L’absence de mon père, la violence de mon autre père, la peine de mon frère, le trajet que j’essaye de faire pour recoller tous ces morceaux et essayer de donner à ma vie, à ma lignée une colonne vertébrale nettoyée. Il me dit qu’il l’a vu. Il a eu l’image d’une vieille et “deep soul” quand il m’a vu entrer la première fois. Il me remercie de lui avoir parlé si franchement et me raconte son histoire.
Michishige Udaka, 7eme génération du Clan Udaka, famille de nô de l’école Kita au départ et devenue Kongo, est le dernier enfant de ses parents. Il a 12 ans de moins que sa plus jeune soeur et a connu un amour très fort dans sa famille. Tout le monde l’entourait, l’aimait, le câlinait. Les soeurs se l’arrachaient la nuit pour qu’il dorme avec elles. Puis à l’âge de douze ans, il est parti étudier dans la famille Kongo. Il était comme un esclave et devait se plier à un tas d’exigences dures et implacables, en plus des exercices quotidiens. Ayant à peu près le même âge que le fils Kongo, vous imaginez la souffrance de se voir toujours rabaissé devant cet autre enfant. Plus bien d’autres histoires que je ne vous raconte pas, n’ayant pas demandé l’autorisation à Maître Udaka. Lui, le petit garçon chéri et adoré de 12 ans, s’est retrouvé seul, traité comme un moins que rien et qui plus est, ayant à faire avec un sentiment d’injustice terrible. Je me rends compte, même si c’était déjà lisible que maître Udaka qui doit avoir pas loin de 60 ans, à vécu son apprentissage à l’ancienne, comme on peut l’imaginer ou le voir dans certains films. Ca devait être dans les années 50.
En entendant cela, je me dis que quoi qu’il en soit, aimer vraiment, profondément, les enfants peut les protéger de beaucoup de choses. La preuve en est. Cet homme élevé si durement et qui ne semble pas en porter les scories.
C’est un moment vraiment fort. J’en profite pour lui demander si Atsumori est venu sur l’île de Shikoku. Il me répond que non, qu’il est mort pas loin de Kobe. A ce moment-là, on lisant l’étiquette attachée à un masque- parce que pendant toute notre discussion, lui a continué a déballé et remballé des masques – il lâche un “Ho!!!”. Il déballe le masque et apparaît alors un visage que je connais pas, que je n’ai jamais vu. C’est un masque d’homme, mais qui à la place des yeux n’a que deux fentes. Il dégage quelque chose de vraiment puissant. Le maître le pose sur son visage et entonne un chant grave et triste qui fait entrer le bois en résonance. Les larmes me montent aux yeux ! Quand il s’arrête, il m’explique qu’il s’agit justement d’un des héros du “Dit des Heiké” – d’où est tiré “Atsumori”- : Kagekiyo, l’aveugle. Un seigneur du clan des Heike qui ne supportant pas de voir la défaite de son seigneur, préféra se crever les yeux. Puis, il me raconte une histoire avec sa fille qui le cherche et finalement le retrouve, mais lui ne sait pas que c’est elle. Quand, finalement, elle lui apprend, il devient fou. Je crois entendre l’histoire de Gloucester dans le Roi Lear. Je le lui dis. Mais il n’a pas lu Shakespeare. Alors Ran peut-être… oui, Ran, il l’a vu ! Je lui raconte dans mon mauvais anglais l’histoire de Gloucester qu’il écoute attentivement. “You know, I will play Kagekiyo at November. Do you will be here ?” “Maybe…” Mais dans ma tête, je voudrais lui dire : oui, oui, oui, je reste, je serai là. Encore et encore. Il me semble avoir attendu ce moment depuis longtemps.
Les 196 masques sont reconditionnés, prêts à passer un an dans leur dortoir avant le prochain grand nettoyage. Nous remontons. Les kimono ont fini d’être installé. Dans une vitrine, il y a des costumes d’hommes, dans l’autre, la grande, les kimono de femmes. C’est l’heure d’installer les 30 masques choisis par le maître : 15 masques de type homme, 15 de type femme. Il entre dans la vitrine, sa fille lui fait passer les masques qu’il appelle. En même temps qu’il les place, moi je les découvre. Il y a deux Okina magnifiques, dont un qui sort de réparation. Un noir, chose rare. Le maître me demande de lui dire s’ils sont bien placés. Je me mets face à lui et je fais comme quand on règle les pars avec Fred : “Un chtouille à gauche, une pichenette à droite”. Mon oeil a intérêt à n’être pas de traviole… je stress un max et en même temps je prends un immense plaisir à voir le maître suivre mes indications – on ne se refait pas ;-). Ca y est la vitrine des hommes est finie. C’est tout simplement magnifique. La fille du maître note sur une feuille tous les noms des masques dans l’ordre pour la fille qui s’occupe de l’exposition. Qu’elle puisse créer les panneaux qui iront avec les masques. Nous faisons la même chose de l’autre côté, puis finissons par remettre le kimono aux dragons, le seul à rester de la première exposition. Le maître me demande de poser cette dernière pièce avec lui. Je l’aide à mettre le dernier point de couture pour faire tenir le costume comme ils le font sur les acteurs. C’est un grand moment d’émotion !
Il est 21h30 et nous venons de finir cette très savante et jolie mise en place. Ce qui n’avait pas été fait depuis vraiment très longtemps apparemment. Quand il remet les noms des masques à la fille du musée, je lui glisse qu’il serait bien de les doubler en anglais. “Yes ! You right !”. Il les faudra en anglais aussi ! Peut-être quand je reviendrai, je pourrai, du coup, avoir les histoires complètes de ces trente masques et vingt kimono que j’ai aidé à mettre en place sans arriver à avoir leurs histoires. Le maître est vraiment très heureux et nous invite tous au restaurant. “Ramen pour tout le monde !” – les Ramen sont des nouilles agrémentées et baignant dans une soupe chaude ou froide. C’est délicieux et surtout, ça fait du bien après une telle journée. Pendant le repas, nous ne parlons pas beaucoup. Les filles sont toutes les trois à une table, le maître et moi a une autre. Nous mangeons, je voyage dans cette exposition où je revois chaque masque, chaque kimono, chaque moment de cette formidable aventure. Peut-être le maître, lui, pense-t-il a ses ancêtres et à ce qu’il vient d’accomplir dans la continuité de sa lignée qui, d’après ce que j’ai compris, avait rompu avec le temple pendant un long moment avant que le maître ne parvienne à renouer.
Il est 22h30 quand nous rentrons. Avant de quitter le restaurant, je le remercie de m’avoir permis de traverser cela avec eux. Il l’accueille et me dit, dans un sourire malicieux qu’il est sûr que je ne suis pas prêt de l’oublier.
De retour au Shikibutai, douche, flûte, puis méditation avec le maître comme depuis deux jours maintenant. A la fin de notre méditation, c’est lui qui me remercie, puis il s’en retourne dans sa chambre. C’est fini. Je reste là en suspens. Je regarde cet endroit où il m’est arrivé tout cela. Demain, je me lèverai tôt pour aller à Miyajima, ce n’est pas sûr que je le croise. Je garde la résonance de ses dernière paroles et ferme les yeux. Noir.