Il est 02h19 du matin chez vous et 09h, même minutage, ici. Je suis dans le train qui me ramène à Okoyama d’où j’irai rejoindre Hiroshima pour visiter l’île de Miyajima et son temple avec son butai sur l’eau, avant de rejoindre, ce soir, Kyôto. Il y a aussi ces deux jours de retard à rattraper dans le journal de bord du Japon, mais vous allez vite comprendre pourquoi. Reprenons, voulez-vous ?
Une des pièces maîtresses, un kimono de Nô pour les masques d’hommes. Celui là après avoir été sorti et nettoyé sera remis en place (cf. Matsuyama 2)
Nous sommes dimanche soir et je viens de terminer ma méditation avec le maître. La seule information que j’arrive à avoir, c’est qu’il faut être prêts à 09h30 demain. Je me couche donc sur le sol, au pied du Shikibutai. La nuit, malgré la chaleur moite et suffocante, se passe d’une traite. Je me réveille à 8h00, après une de mes premières nuits sans interruption et file prendre mon petit déjeuner. Il s’agit d’un “Black” – le café le plus noir que vous pourrez trouver au Japon et qui, en cette période, s’achète glacé dans des distributeurs qu’on trouve à peu près à chaque coin de rue – et de quelques cigarettes. Je profite du peu de temps que j’ai et de ne pas voir le maître debout pour essayer de rattraper mon retard dans l’écriture. Puis le maître sort. “We go now.” Ok, heureusement, j’avais prévu et j’avais même pris le temps de me laver les dents et de me raser. Je le vois enfiler son kimono sur une chemise et un pantalon de pyjama – mais de style traditionnel japonais. Il fait cela avec une aisance déconcertante et, deux minutes plus tard, est habillé tel un samurai qui se rendrait à une réunion avec des seigneurs féodaux – puis nous sortons.
Un taxi nous attend devant la porte. Nous entrons, lui et sa fille derrière et moi, à côté du chauffeur. Je sais que nous devons aller à un temple – Rebecca me l’a dit – et que j’y verrai des masques que le maître doit réparer. Ce sont les seules informations que j’ai pu glaner. Nous arrivons devant un immense escalier. Le maître montre au taxi une petite route qui monte par l’arrière. En effet, il y a moyen d’arriver jusqu’au temple qui est à mi-hauteur d’une grande colline, sur laquelle – je l’apprendrai plus tard – se trouve le Château féodal de Matsuyama. Très célèbre château !
Avant d’entrer dans la salle sur le côté du temple, le maître va se recueillir devant l’autel et claque des mains deux fois – cérémonial Shintô – , puis nous entrons. Là, deux hommes nous attendent. Il s’agit d’un réfectoire. Des boissons fraîches sont posées sur la table. Nous nous asseyons. S’ensuit une grande discussion entre les deux hommes et le maître qui dure bien jusqu’à 11h30. Je ne comprends pas un traître mot de ce qui se raconte, mais je vois bien, aux efforts que fait le maître pour maîtriser chaque geste, chaque intonation que quelque chose se joue de difficile et de tendu. Les deux autres n’ont pas l’air d’y prendre garde. S’ils avaient des sabres – et le maître a le style si samurai qui fait que ce genre d’images coulent de source – je pense que le maître dégainerait et trancherait une de ces deux têtes dans un cri de rage contenu. Mais non, il mène son combat avec tout ce qu’il a sous la main. Il lit quand les autres parlent. Il attend à chaque fois que les autres se taisent et cherchent à savoir ce qu’il va dire. Il boit mesurément, l’air très détendu, de temps à autre. Il blague même parfois. Pourtant, à un moment, quand les deux hommes sortent pour aller chercher quelque chose, il nous montre ce qu’il leur cache. Une colère amusée contre -semble-t-il – une telle bêtise et un tel entêtement. C’est drôle de suivre cette joute sans comprendre un mot de ce qui se raconte, mais juste en sentant les énergies, les tensions naissantes, etc.
11h30 ! Entre temps les élèves croisés hier soir sont arrivés et ont pris place à côté de moi et de la fille du maître, face aux deux autres et au maître. Nous suivons un des deux hommes qui nous ouvre une porte vitrée. Et là… là, juste sur la droite, il y a une salle avec des vitrines tout le long. Dedans, des kimono et des masques. Pour la plupart des pièces qui ont entre 500 et 600 ans, offertes par un Shôgun au seigneur de Matsuyama, peut-être celui qu’ils nomment – quand je leur demande d’où viennent ces trésors – Hisamatsu (à vérifier… dès que je retrouverai la civilisation et internet ! ). J’apprends, par la même occasion que le Clan des Udaka, la famille du maître, a eu la responsabilité de tous ces trésors depuis plus de 300 ans – le maître est le chef de la 7 eme génération du Clan – et les a utilisés pour les représentations attachées à Matsuyama.
Ouah!!!! Ils ouvrent les vitrines et les élèves de Maître Udaka entrent et sortent tous les masques, puis tous les kimono. Tout est installé sur des tapis et des tables avec des papiers de soie pour protéger les masques. Le maître écoute les masques l’un après l’autre- j’apprendrai le soir qu’en faisant ça : les écouter, il se rend compte s’ils sont fendus ou pas – comme on écoute un vieillard qui aurait le souffle un peu court, puis les couvre. Il y a peut-être une quinzaine de masques ! Tous ayant entre 300 et 600 ans… vous imaginez !
Pendant que certains sortent les kimono des vitrines, d’autres disparaissent et reviennent avec de nouveaux portes kimono – vous savez ces portants en bois, généralement laqués, de la largeur d’un kimono ouvert, donc grands . Une fois les vitrines vides, les élèves aidés par les hommes – que je comprends être chargés du temple et du musée – passent l’aspirateur et le balai dans les vitrines. “Hey ! King ! They need your help.” Ok, maître. Je pose l’appareil photo et suis un groupe, fait de la fille du maître et de trois élèves, au sous-sol, dans la réserve. Là, ce n’est pas 20 kimono et 15 masques qui m’attendent, mais quelques 150 kimono et 196 masques – les masques, je les ai comptés. La réserve est sur un étage. Au rez de chaussé il y a tout ce qui est accessoires, éventails, katana, livrets, ceintures, tout cela bien rangé sur des étagères et à l’étage, les 196 masques dans des étagères à masques avec le nom de chaque masque sous l’emplacement réservé, et 10 étagères à kimono de chaque côté… de quoi ranger 28 kimono par étagère, soit 560 kimono en tout. Bien sûr ces étagères, si spécifiques ne sont pas pleines, mais c’est du bel ouvrage et je sais, tout de suite, que les kimono dans les grandes familles, chez les Geisha ou les gens du théâtre Nô étaient rangés exactement de la même façon. Dans les espaces qui restent, il y a des portes-armes, avec trois magnifiques arcs suspendus. “Tu as vu et bien maintenant tu vas aider à nettoyer”. Et c’est parti ! Ce qui est drôle c’est que pour nettoyer, ils se servent des mêmes instruments qu’il y a 100, 200, 300, 600 et même sûrement mille ans. Pas de Plizz, pas de produits, non ! Juste de l’eau et des chiffons qu’on essore bien. Pour le sol, nous utilisons du papier journal mouillé que nous jetons dans un geste vif au sol pour agglutiner la poussière. Puis nous balayons. Mais attention, pas avec un beau balai bien comme il faut. Le mien fait 60 centimètres de haut et est en mauvaise paille. J’ai le dos cassé quand je finis de nettoyer le sol. Dire qu’avec un aspirateur et un balai espagnol, je t’aurais fait ça en deux minutes et avec un résultat optimum, mais c’est le jeu et je le suis, je dirai même plus, je me régale à le suivre. Ensuite, il s’agit de nettoyer les 560 étagères à kimonos. Nous les sortons une par une, puis les lavons avec un chiffon mouillé, avant de les remettre en place. J’ai la charge de les enlever et les remettre avec la fille du maître et fais le transvasement de tous ces kimono avec mes petites mains. Dans l’après-midi, plus de cent trente kimono seront passés par mes mains – bien sûr, ils sont enveloppés dans plusieurs couches de papier de soie et de papier craft, mais quand même ça fait une sacré sensation de manipuler des kimono de théâtre vieux de 600 ans.
Au milieu de ces chantiers, nous avons pris le temps de manger un obento dans la salle de réunion, le réfectoire. Il est 17h00, le maître est satisfait de notre journée. Sa fille lui raconte comment le furansu a dirigé le chantier des kimono. “Well done, King” avec le petit “o” fait entre le pouce et l’index qui correspond à notre pouce levé et un sourire… un sourire ! -Le sourire du maître est vraiment quelque chose !
Ah j’allais oublier ! Il y a quand même un petit épisode que j’aimerai vous raconter… lors d’une pause – nous en avons fait quelques unes. Il faisait tellement chaud au sous-sol que c’était nécessaire pour tenter de se rafraîchir un peu – le maître qui, pendant toute la journée, a regardé ce que toutes les malles, les coffres, les boîtes recelaient de trésors, est arrivé avec une boîte de ceintures. Il était comme un enfant qui vient de découvrir une merveille. Là, sur une des ceintures était écrit quelque chose au pinceau. “C’est la ceinture que portait intel – je ne sais pas son nom, mais peut-être un des représentants du clan Udaka – le jour où il a fait son seppuku – suicide japonais que nous avons traduit par harakiri – et les traces que vous pouvez voir sont celles que son sang a laissé.” Effectivement – devenues presque invisibles après 300 ans – des zones brunes se voyaient sur la ceinture que le maître montrait à tous. Touchez le sang, l’adn d’un ancêtre de plus de 300 ans, ça a été une sensation incroyable : la rencontre de la puissance de l’imagination et du concret. En restant sur cette lancée, j’ai eu la chance de voir les sabres de sa famille qu’il sortait avec un grand soin de sac de toile rangés dans un placard. Les lames rouillées brillaient de leur éclat plusieurs fois centenaire dans les yeux du maître où un voile, l’espace d’un instant, est venu se poser. Quelle journée…
Il est 17 h00 et nous rentrons. Nous descendons les marches du temple à pieds, marches qui n’en finissent jamais. Ce soir, je me vois l’insigne honneur de porter sa valise. Il marche devant bien sûr et se retourne vers nous – sa fille et moi – à chaque pallier. Il est satisfait, cela se sent. Nous prenons le taxi et arrivons au Shikibutai. Une de ses élèves est venue avec son scooter. Ils ont des choses à se dire. “Free time !” Je comprends qu’il faut que je m’en aille et le fais volontiers. Je demande où trouver un “Interneto Café”, mais le maître me répond qu’il ne se sert pas d’ordinateur, ni d’internet. Son élève, si ! Et elle m’indique comment trouver ça. C’est à une bonne quinzaine de minutes à pieds. Ca m’offre le temps d’essayer de réaliser ce que je viens de vivre. Je suis heureux.
A l’interneto Café, ce n’est pas une mince affaire. Ils ne parlent pas un mot d’anglais. Impossible de leur faire comprendre que j’ai mon ordinateur et que je cherche du WIFI. On est très loin de Kyôto. Le garçon à l’accueil me fait remplir une fiche. Je lui demande ce que je dois mettre dans les cases qui sont écrites en japonais, il ne sait pas me répondre. alors j’y vais, au petit bonheur la chance et finalement, je me vois remis une carte d’accès. Ok. Je demande un ordi, ce qu’il y a de moins cher et me retrouve devant un pc comme l’année passée quand nous étions à Tôkyô. Je débranche le câble Ethernet et le connecte sur mon ordi. J’ai eu le temps ce matin de finir le compte rendu de l’avant veille que je m’empresse de mettre en ligne. Elise est sur skype et nous discutons un peu. Je vois Rose, ma fille qui demande quand je rentre… quand je rentre ? Là où j’en suis, je ne sais plus ! Plus les jours passent et plus je me dis qu’il faut que je reste. Que si je veux aller au bout de ce voyage au côté du nô que je fais depuis 15 ans maintenant, c’est le moment et que je ne pourrais pas le faire en un mois et demi. Mais nous verrons. Il faut que j’en parle à Elise, voir comment elle s’inscrit là-dedans, voir pour Rose, voir pour le visa… à suivre.
Il est 20 h00, je rentre. J’ai mangé sur la route et me suis arrêté pour m’acheter de quoi faire mon petit déjeuner demain. Je demande au maître si je peux travailler ma flûte et il me dit qu’il est ok, que de toute façon, il ira se coucher tard, car il doit travailler sur des masques. J’attends qu’il regagne sa chambre et me mets, péniblement, à jouer “Shironabe”. Le maître réapparaît : “Can I take it ?” Bien sûr. Il prend la flûte et joue. Il joue merveilleusement bien. Nous restons ainsi un long moment. Moi en seiza derrière lui qui joue. Il n’est pas satisfait de l’instrument. “This is the Beky one ?” Oui, c’est celle de Rebecca. “It’s not good. It’s difficult to coach”. Ah, c’est donc pour ça ;-).
Il repart, j’en profite pour faire le compte-rendu sur Hiroshima et mon voyage à Matsuyama. Il est 23h, le maître revient. “We meditate now.” Ok, je l’attendais de toute façon. Nous refaisons le même cérémonial qu’hier. Je sens que j’ai trouvé en cet homme quelqu’un que j’attendais depuis longtemps ou plutôt que j’ai mis longtemps à être prêt à rencontrer. Je remercie les autres, l’ailleurs, les miens, lui et moi d’avoir rendu cela possible. J’écoute le son de sa voix qui psalmodie ces sutras secrets, je me laisse porter. C’est vraiment bon.
“Have a nice sleep.” Et la porte se referme. Noir.