Il est 10 h 47 chez vous et ici, 17h46. Dans moins de deux heures maintenant, je serai à Kyôto, première base de mon voyage. Je dis “base”, parce que dans un premier temps, je n’y serai pas beaucoup. Etonnamment , je ne suis pas trop fatigué. Pourtant le passage éclair à Tôkyô n’a pas été de tout repos. En effet, après avoir choisi la gare de Tôkyô (c’est un quartier de Tôkyô) pour laisser mes bagages à la consigne – j’aurais préféré aller à Shinjuku, mais le départ du Shinkansen pour Kyôto se faisant à la gare de Tôkyô et mon premier rendez-vous avec Maître Udaka étant à Ganda, à une station de Tôkyô, je préfère m’arrêter ici – je fais une petite toilette dans les toilettes publiques qui n’ont rien à envier à nos plus belles salles de bain privées et hop ! je laisse mes bagages à la consigne. Attention, il faut prendre de sacrés repères. Ces gares sont des villes à elles toutes seules, un peu d’inattention et ce sera le cauchemar pour retrouver sa consigne au milieu des centaines d’autres qu’on peut trouver aux quatre coins de la gare. Donc… après avoir laissé mes bagages à la consigne automatique (un coup de Suica card, carte de métro Tôkyôïte qui sert à tout et qui a un numéro propre assurant à votre consigne de ne pouvoir être ouverte par uen autre carte que la vôtre), je file à Harajuku pour acheter un téléphone cellulaire histoire de prendre contact avec Rebecca Ogamo, l’assistante du maître qui attend de savoir à quelle heure j’arriverai en gare de Kyôto ce soir. Je vais au plus grand magasin de la Softbank (genre de Orange japonais) et commande un prépaid. Je m’en tire pour 11 000 yens avec 3000 yens de communication et une adresse mail attachée au téléphone (pratique pour relever ses mails quand on sait qu’ici le wifi est assez rare). La fille qui me sert est très sympathique, mais lente à en mourir et me voilà obligé de courir toute la ville pour arriver à l’heure à mon premier rendez-vous avec Maître Udaka. L’adresse 1-1-3 Uchikanda. Si si, c’est comme ça ici et avec un an de non exercice, je peux vous dire que c’est un sacré challenge. Il s’agit en fait de quartiers, puis de pâtés de maison, puis de maison dans ce pâté… le bordel ! Heureusement, les japonais sont toujours aussi serviables et je finis par arriver à bon port et à l’heure. Je rentre dans cet immeuble et aperçoit sur la gauche une salle pleine de tatamis… ce doit être ici ! Je rentre et oui, c’est bien là. Je me déchausse et pose mes souliers dans un casier prévu à cet effet et découvre une salle pleine de tatamis avec de grandes bâches bleues sur lesquelles sont installés des présentoirs en bois. Les gens commencent à arriver et me parlent… en japonais ! Heureusement, dans le lot, il y en a qui parlent quelques mots d’anglais. “Non, non, je ne suis pas journaliste. Je suis acteur et je viens suivre un stage avec Maître Udaka”. Et le voilà justement le Maître Udaka. Il me toise. Sympathiquement, mais sûrement. Il est très grand et a fière allure. On voit le samurai ou le seigneur de guerre au premier coup d’oeil. Il a quelque chose de très doux et de posé, mais en même temps il tient la distance. C’est un maître ! Les élèves eux sont curieux et viennent me voir. Chacun me montre son travail, son masque, où il en est par rapport à son voisin. Untel est plus avancé, l’autre débute. Maître Udaka fait le tour de tout le monde et dit à chacun quelques mots. Sa voix…. sa voix est très profonde, grave et chaleureuse. Une voix incroyable. Ouah! Moi qui voulais un maître et bien me voilà servi.
Quand tout le monde est arrivé, le maître s’installe au fond de la salle sur une partie où les tatamis sont surélevés d’une cinquantaine de centimètres (comme dans les salles d’audience des chateaux féodaux) et commence à se concentrer. Tout le monde l’imite, sauf dans ses premiers mouvements qu’il fait caché dans son kimono. On ne voit pas ce que font ses mains. C’est sûrement l’enseignement zen ésotérique et secret qui ne se donne pas. Ensuite, tous en seiza, nous méditons une quinzaine de minutes. Puis nous finissons par un échauffement assez simple, fondé sur la respiration. Entre le zen et le yoga. Après son signal, tout le monde s’arrête et commence à travailler à son masque. Maître Udaka leur a donné à chacun des gabarits en carton. Ils taillent, sculptent et reviennent sans cesse à ses gabarits pour voir s’ils sont loin ou pas du dessin à faire apparaître. Maître Udaka passe de l’un à l’autre, reste avec chacun un long moment. Il prend l’ébauche de masque, les ciseaux et aide, rattrape ou finit de donner la vie au masque. Quand il attaque cette phase là (sur les quelques masques les plus avancés) c’est un concert de “Wouah ! Oh! Ah !”. Chacun y va de son petit cri et félicite l’élève qui a fait le masque. Sur une table, deux élèves en sont à la peinture. Il s’agit d’encres de chine frottées dans l’eau. Là aussi, Maître Udaka vient. C’est lui qui fait le mélange. Sans dire un mot, il passe son mélange d’un bol à l’autre, rajoute un peu d’eau, un peu de noir, un peu de marron, passe son jus dans un tamis, le re-sépare , etc. C’est très méticuleux, l’atmosphère e.st à la concentration. Il est 15h30, cela fait deux heures et demi que je suis là au fond, assis en seiza quand Maître Udaka m’appelle enfin. Je viens à côté de lui qui continue à travailler, à surveiller les travaux de ses élèves. “Pourquoi voulez-vous faire du Nô avec moi ?” Oufffff ! Ca y est, c’est l’interro et je sens que la fatigue me rend fébrile. Je ne sais plus un mot d’anglais, mais il le faut, je me lance. “Et bien voilà, il y a 16 ans maintenant, j’ai vu Matsukada avec le Iemoto Kanze et il s’est passé quelque chose d’extraordinaire “surnatural”, je me suis vu avec les esprits de ma famille, les morts. Depuis, je n’ai de cesse de vouloir comprendre ce qu’il s’est passé et d’enrichir mon théâtre de cette dimension qui n’appartient pas du tout à notre théâtre.” Vas-y dire ça ! Maître Udaka rit de me voir peiner avec les mots et ne montre à aucun moment de l’intérêt ou de la sympathie. Mais je tiens bon. Puis il me dit : “nous nous verrons à Kyôto”. Ca y est, c’est fini. Il repart voir un autre élève. J’en profite pour lui demander de prendre congé, afin de ne pas rater mon train. Il rit à nouveau : “mais ne m’avez-vous pas dit qu’il était à 17h ?”. “Si ! Si… mais moi, pour retourner là-bas, trouver ma consigne, prendre le train, il me faut bien ce temps… et puis, je n’ai pas mangé depuis l’avion à 6h00 ce matin… mais je ne dis rien, je m’excuse juste et m’éclipse.
J’ai compris aujourd’hui que les masques aussi étaient fait en Hinoki (Cyprès japonais) et qu’ils les laissaient grandir au moins 250 ans avant de couper les tronçons qui servent à faire les masques. Puis ils passent une vingtaine d’années dans l’eau et je ne sais plus trop quoi d’autre. Bref, le bois à 300 ans quand il est touché par les couteaux du sculpteur. C’est pour cela que l’esprit est déjà là et qu’il faut y faire attention. Ne pas le brusquer, ne pas le faire partir, disparaître. Voilà. Du coup, j’en ai pris quelques copeaux. Ils sont souples et humides, rien à voir avec nos copeaux de chêne des masques d’Etienne Champion.
Il est 11h28 chez vous et 18h27 ici. Je n’ai pas mangé, j’ai le dos en compote d’avoir passé ces quelques heures en seiza et là dans le train à écrire. Alors, j’arrête. Et je vais regarder dehors à quoi ressemble ce Japon que je traverse depuis une heure sans avoir levé le nez.
A demain