J’attends tellement de mots et d’actes, tellement. Il faut croire que ce n’est pas le moment. Il faut croire que quelque chose ici bas empêche la vague de déferler. Le Yi King, mon ami de toujours me parle des « ennemis », de ceux qui sur la terre, ont croisé ma route et m’en gardent rancoeur. Ils doivent être nombreux. Je ne sais pas combien, mais ils doivent être nombreux.
Ceux qu’on laisse sur sa route un jour de colère et qu’on ne revoit jamais. Ceux avec lesquels on a essayer de bâtir des mondes et qu’on laisse, du jour au lendemain. Ceux qu’on a blessé, rendu jaloux, perdu. Ceux qu’on a mal aimé. Ceux qu’on a pas regardé, ceux pour lesquels on a pas pris le temps, ceux qu’on a oublié, un instant, une journée, une vie… Ceux dont on s’est servi, qu’on a trompés, puis laissés, bafoués, malmenés…
Et comme dans le théâtre Nô, il se peut que ces esprits blessés, ne puissent pas lâcher cet être qui, pour nous, s’est depuis longtemps transformé et que leur colère, leur rancoeur, leur blessure créée une scission complexe et frictionnelle entre le nous de maintenant et ce qu’il a été, avant.
Je ne dis pas que ce sont ces autres qui font ça. Mais peut-être le nous d’aujourd’hui qui se souvient du nous d’hier et qui est encombré de n’avoir pas pu demander pardon à ceux qu’il a blessé et qu’il n’a plus revu. Et qui n’a pas dire merci à ceux qui ont enduré ces passages comme on subit la chaleur cuisante du soleil, puis la violence de la pluie et la boue, du froid pour faire germer cet arbre sans jamais avoir pu en goûter un des fruits.
Comment faire alors pour me libérer de cela ? Comment faire pour guérir ces plaies ouvertes qui retiennent en arrière ? Et même comment mesurer le mal qu’on a fait ?
Alors je pose une liste ici de ceux à qui je dois tant et à qui j’ai fait si mal, enfin, à qui je crois avoir fait si mal.
D’abord, pardon à Aydé, femme de ma première vie que j’ai aimé si fort et si mal, oui si mal. Pardon à Elsa, que je retrouve si belle quand je ferme les yeux et que je n’ai pas su aimer comme elle l’attendait. Pardon autour d’elles, à la mère d’Aydé que j’ai combattu si sauvagement, à son frère que j’aimais bien, à Vincent, Jenny et la maman d’Elsa. A sa grand-mère et son grand-père aussi, avec lesquels j’ai passé de si beaux moments. A Julia, ma petite puce. A Claude, ce cousin qui m’a tant donné et qui n’a plus eu de mes nouvelles du jour au lendemain.
A Mathilde et Juliette, à Alexandra, à Anne, à Julie, à Stéphane, à Christophe, à Duccio, à Cécile, à Léonie, à Patrick et Sylvie et à tous ceux à qui je pense devoir des excuses. Je suis désolé. Sincèrement désolé.
J’entends certains qui vivent avec moi aujourd’hui me dire : « mais pourquoi ne sommes-nous pas cités? » Justement parce que nous vivons pas loin, que nous nous rencontrons encore et que nous pouvons, à chaque instant, faire ces traversées que je ne pourrais plus faire avec ceux-ci, eux qui ont tant compté et que je ne vois plus.
Ah oui… j’oubliais ! « Magojiro » en titre pourquoi ? Parce qu’aujourd’hui, je viens de faire l’acquisition de mon premier masque de Nô : « Magojiro ». C’est le premier masque que Erhard nous avait présenté en 1994 au Théâtre du Soleil, lors d’une journée où à cinq ou six, il nous avait fait travailler. En nous présentant ce masque, il nous avait raconté l’histoire d’un jeune sculpteur qui avait une femme magnifique. Ils étaient très amoureux. Quand il sculptait, elle n’était jamais loin et avait pour lui mille soins. Mais cet ydille ne devait pas durer. En effet, la femme mourut d’une maladie fulgurante(comme souvent à l’époque). Elle n’avait pas encore 20 ans. Fou de chagrin, le facteur de masques demanda à sa famille et à la famille de la femme de le laisser seul avec elle, une dernière nuit. Ils n’eurent pas le coeur de refuser. Mais le lendemain matin, la porte était toujours close. Ils eurent peur que le jeune homme n’est mis fin à ses jours et entrèrent. Là, ils ne virent pas le jeune homme, mais au centre de la pièce, au milieu de copeaux de bois, la jeune femme allongée semblait avoir retrouvé la vie. Ils se précipitèrent pour l’embrasser, mais arrivés devant elle, ils se rendirent compte que ce n’était pas son visage qui semblait animé, mais qu’elle portait un masque . Oui, cette nuit de recueillement que le jeune facteur de masques avait demandé, il l’avait passé à sculpté le visage de sa femme. Elle demeurerait ainsi pour toujours comme à la veille de sa mort. Pour des siècles et des siècles. Elle s’appelait « Magojiro ».