Que j’aime d’un amour profond cet endroit… et chaque fois un peu plus ! La vie est ainsi faite qu’elle vous réserve des surprises de taille… N’est-il pas extraordinaire de penser qu’une rencontre avec le Nô en 1996 aux côtés d’Ariane Mnouchkine et d’Erhard Stiefel m’ait poussé jusque là, par un jeu de forces dont personne ne pourrait démêler les élans des rencontres des élans de l’âme et de la destinée. Comment serait-il possible de préméditer cela : « Dans quelques années, je pourrais travailler à loisir sur le seul Théâtre Nô au Monde hors du Japon et j’y pourrais éprouver des choses enfouies au plus profond de mon être, sans retenue, sans entrave, avec passion, foi et en y entraînant des âmes assoiffées ! »
Pourtant, c’est ce qu’il se passe. D’abord avec ce tout petit spectacle « Nô et Kyôgen », puis avec cette tentative de grand « Atsumori » de Zeami, enfin avec ce « Dom Juan » à qui j’ai ouvert les portes d’une contrée que je connais si mal, sans être sûr, à aucun instant, que cette rencontre serait possible et probante. Juste avec la confiance des fous ou des simples d’esprit !
Et voilà que je viens de passer une semaine avec lui au Pays du Nô et qu’il m’en revient chargé d’un sens que jamais je n’aurais deviné auparavant. Oui, c’est le Japon et cette bande de jeunes apprentis acteurs si maladroits qui, pour la première fois, m’ont ouvert les portes de la langue de Molière et de son monde que j’ai rejeté avec tant de conviction depuis tant d’années.
Vous me direz et vous aurez raison, pourquoi alors avoir choisi « Dom Juan » si on n’aime pas Molière ? (sous entendu si on ne le connaît pas;-)) surtout pour un tel voyage ! Et bien, je ne sais pas ! Vous voulez la réponse vraie ? Je n’en sais rien ! Et jusqu’à lundi soir, je me suis vraiment demandé pourquoi j’avais fait ce choix ! Avec colère et grande inquiétude… Me disant même : « il est encore temps de choisir un Shakespeare, un vrai auteur, quelqu’un de capable de monter sur le Butai et de résister aux attaques du Nô. » Et je n’en ai rien fait… et j’ai bien fait de n’en rien faire ! Puisqu’aujourd’hui, j’ai renoué avec cet auteur. Le japon m’a rendu ce français. Céline (qui joue Dom Juan) m’a réconcilié avec Molière. Ainsi que toute la petite troupe qui s’est attaquée à ce monument du théâtre sans sciller, avec un sérieux et une exigeance digne des plus grands. Avec une confiance et une générosité que je n’avais pas rencontré depuis longtemps. Avec une soif de voyage, une soif de rencontre, de découverte qui nous a permis de voguer à vive allure toute la semaine.
Je pense à Hamlet. Je pense aux acteurs qui ont eu la chance et en même temps la terrible destinée de croiser ces grands rôles. Et je regarde Céline. Elle vient d’avoir 18 ans et commence ce douloureux voyage de l’acteur aux côtés d’un être complexe qui la marquera à tout jamais de son sceau.
Je n’ai jamais joué des rôles de cette nature. Simplement parce que je ne suis certainement pas un acteur de cette trempe. Et assister à cette rencontre de l’extérieur est à la fois très beau et terrifiant. Quelque chose échappe définitivement à notre compréhension et l’on sait qu’en cet endroit, l’acteur et le personnage ne pourront jamais partager leurs secrets. Ne les enviez pas ! Personne ne peut avoir envie de cela, même si à vivre, cela doit être extraordinaire. Mais de voir chaque jour le silence qui se pose un peu plus sur leur histoire à tous les deux et que Céline garde là au fond des yeux, palpable, est quelque chose qui inspire de la compassion, une retenue douloureuse et en même temps, de l’humilité et du respect.
Je pense aussi à ces huit autres. Au voyage si difficile de Jeanne, à la découverte du théâtre par Gaël, à la joyeuse distance de Sidney, à la beauté juvénile de Aude, à l’absence d’Antoine et à son décalage, lui qui n’aura pas vécu dans cette histoire de Dom Juan, une semaine fondamentale, fondatrice, si ce n’est sa dernière journée ! Au passage éclair d’Anne qui nous accompagne plus qu’elle ne peut le savoir, à Elise… là, toujours là. A Hanyâ, posée dans sa boîte et qui attendait, chaque jour, le retour d’Elise. Elle qui semble partager avec elle quelque chose qui nous échappe et qui, sur scène, prend vie… masque de bois qui est est resté dans des salons depuis près de vingt ans et qui retrouve la scène avec une rage inégalée.
Merci à vous tous ! Meci aussi à Jean Dominique et à Olivier qui rendent cela possible. Merci à Ariane de m’avoir mené sur cette voie, à Erhard qui m’a, le premier mis un masque de Nô, le masque de Magojiro sur la tête.
D’autres disparaissent et d’autres reviennent. D’autres arrivent. Dans le va et vient de la vie. Aujourd’hui, ils me manquent. et je voudrais retourner là-bas et continuer le voyage « Dom Juan » à leurs côtés. Mais il nous faudra attendre. Et supporter les prochaines rencontres qui seront des éclairs. Faire avec. Le faire bien. Pour que le 6 juin, vous puissiez recevoir un peu de ce que nous avons reçu, nous.
Que le Dragon vous accompagne !