« Un cœur honnête peut faire fleurir une pierre »

« Un cœur honnête peut faire fleurir une pierre »

– Qu’est-ce que tu dis papa ! Une pierre, ça ne fleurit pas !

Une pierre, ça ne fleurit pas.
Non, on peut l’imaginer… On peut, à l’aide d’un pinceau et de quelques couleurs la dessiner cette fleur ! On peut la faire éclore avec des mots choisis, cherchés, traversés. Ou bien la raconter. Pourvu que tu y crois. Pourvu que moi j’y crois. Je veux y croire ! Je dois y croire ! C’est là le seul devoir de mon métier…

Bien sûr, ce n’est pas le chemin de chacun. Heureusement. Parce qu’il est plus important d’avoir un bol de soupe dans son assiette le soir qu’une pierre fleurie. Parce qu’un mot ne remplacera jamais un lit, ni le chauffage, ni l’eau, ni les morts, ni la folie, ni la violence.

Je me souviens. C’était en 2003. Premier incident pour notre statut d’intermittent. Il fallait travailler 507 heures en dix mois et demi à la place de douze ! J’étais outré, je voulais me battre et faire entendre au monde la nécessité de nous sauver. J’étais plus jeune… J’avais oublié que notre ministère de la Culture n’avait que 50 ans…

Je me souviens d’un homme, un bel homme qui flânait dans les rues de Salon-de-Provence, ce fameux samedi. Je lui avais sauté dessus, l’agressant presque pour qu’il signe une pétition, sûr de ce que j’avançais. Je me souviens son regard et ses mâchoires qui, d’un coup se crispèrent. Lui, l’ouvrier, lui qui travaillait huit heures par jour à faire tourner des boulons et qui finissait le mois avec sept cent euros sous le regard en biais de ses enfants qui n’osaient pas dire à leurs copains le métier de papa ; lui, il fallait que, pour son seul jour de repos, au bras de sa femme, en cette belle journée de printemps, il supporte mon petit problème comme si c’était le sien ?! Comme j’ai eu honte quand j’ai compris ce que ses yeux me disaient ! Vraiment honte. De m’être laissé égaré à ce point. D’avoir oublié que ni Shakespeare, ni Molière n’avait eu autant que je n’avais jamais eu et que jamais, non, jamais cela ne les avait empêchés d’œuvrer. Avec patience, humilité et ferveur.

Alors, j’ai laissé à ceux qui étaient convaincus le soin de continuer la lutte et je suis retourné m’enfermer dans ma chambre noire. J’ai œuvré et œuvré pour comprendre pourquoi nous avions perdu le chemin. N’avions-nous pas été de tout temps des parias, des même pas humains ? Nous qui vivions d’aumône et de la bonté de grands hommes riches et généreux qui s’amusaient de notre capacité à nous courber bien bas devant eux.

On ne porte pas ce que l’on porte pour être au devant de la scène. Cela est le résultat d’une belle et juste initiative qui, comme toutes avant elle, a été salie à la première heure, avant de dégénérer. Tuant des artistes par millier. Les mettant au même endroit que les autres ! Ce n’est pas que les autres soient mauvais ou bêtes. Non ! Mais garder son cœur ouvert pour tout ceux qui ne le peuvent pas est un travail de chaque instant et qui ne supporte aucun détour ! Nous devons apprendre à manger des cailloux accommodés d’un peu d’eau de rivière et supporter le goût des chairs sanglantes au fond de la gorge sans crier, sinon comment mesurer le prix qu’ils payent, eux, qui font tourner le monde ?

Bien sûr, nous sommes nécessaires. Bien sûr, ils ont besoin de nous. De ces instants où ils peuvent s’extraire de la chaîne du monde pour se retrouver, enfants oubliés. Ils ne demandent que ça : de pouvoir confier à des gardiens leur cœur d’enfant. Qu’ils puissent à l’aube de leur quatre-vingt ans le retrouver, ce précieux qu’ils ont été obligé de lâcher en route pour survivre.

Ils brûlent leur âme, ils brûlent leur amour, leur être tout entier pour nous nourrir et nous nous devrions juste jouir ?!.

Je vous en conjure. Pour tout ceux qui meurent chaque jour, revenons à nos places. Acceptons de payer le prix, nous aussi. Acceptons notre rôle. Parce que plus que jamais ils ont besoin de nous. Pas de moi, ni de toi, mais de ces gardiens de leur humanité. Et cela, nous sommes les seuls à pouvoir le porter. Pour eux, nous nous le devons.
A chaque guerre, à chaque mort, à chaque insulte qui fuse, nous, les artistes, nous devons accepter d’en porter la responsabilité plus qu’aucun autre.

Parce que si nous faisions notre travail, cela ne serait pas. Oui, ne serait pas. A-t-on déjà vu des gardiens jouer les stars, vouloir signer des autographes et se vanter d’avoir peint tout De Vinci ?

Je suis désolé de dire cela, vraiment. Mais si nous ne nous remettons pas en question, nous, qui le fera alors. Qui dans le monde le fera ?

Je pense à Rose qui ce soir a blessé une copine pour se joindre au groupe. A blesser son petit cœur pour se mettre avec les autres. Si moi, son père, je ne me bats pas pour qu’elle puisse le retrouver quand elle le voudra, moi, le soit disant artiste… qui dans le monde le fera ?

– Dis Papa, c’est vrai que « Un cœur honnête peut faire fleurir une pierre », pas vrai ?!

Bien sûr, mon amour… dès que tu voudras le voir, le croire, je te le montrerai. Je te le promets. Même si c’est dans cinquante ans ! 😉

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *