Miyajima ou la rencontre avec le roi des crabes

Une rizière juste à côté du Shikibutai de Maître Udaka à Matsuyama

Il est 07 heures ce matin quand je me lève. C’est que j’ai beaucoup de route à faire. D’abord Matsuyama – Okayama, puis Okayama – Hiroshima, puis Hiroshima – Miyajima Guchi, puis Miyajima Guchi – Miyajima, puis la même chose pour retourner à Hiroshima et enfin Hiroshima – Shin Osaka et Shin Osaka – Kyôto. En tout, quelques sept heures de transport. Sept heures où je vais pouvoir essayer de rattraper le retard dans l’écriture de ce journal de bord.

L’Île d Miyajima vu du Ferry. 15 minutes de traversée pour cette île étrange et féérique, malheureusement en cette prériode beaucoup trop peuplée…

Mais revenons au réveil… il est 07h00 donc. J’ai passé une nuit difficile, me suis réveillé souvent, ai eu chaud. Je file m’acheter mon “Black” matinal, mange mon habituel gâteau aux haricots pour avoir de quoi tenir ces première heures, laisse un mot de remerciements au maître et à sa fille, puis repars comme je suis venu. Je traverse Matsuyama en ligne droite du Shikibutai à la gare. C’est l’heure où les écoliers vont à l’école, les bureaucrates dans leurs bureaux. Ici, comme à Kyôto, le vélo est roi. A la gare, j’ai le temps, en attendant mon train, de boire un café chaud dans un “Coffee” à l’anglaise. Les serveuses sont en robes avec des tabliers à carreaux et des couvres tête de style servante anglaise. C’est assez drôle de se retrouver comme ça plongé dans l’Angleterre des années 30. Ils passent de la musique classique. Je me dis que tout cela va me manquer si je reste, mais je sens bien maintenant que je dois rester. Cette rencontre avec Maître Udaka n’est pas un hasard. Je l’attendais depuis longtemps et il faut que je me rende disponible pour.

Miyajima est aussi un lieu où la nature est restée très préservée… un cerf à quelques pas.

Entre deux train, à midi, j’ai le temps de m’acheter un Obento. Je suis surpris moi-même comme cette appréhension de la nourriture a été guérie après ces deux jours passés avec le maître où il m’aura fallu manger tout ce qu’on me proposait. Du coup, je prends celui où je vois une crevette frite qui me fait envie, mais tous les plats autour – à part le riz – je ne les connais pas. Et ma foi, tout est très bon. Parfois de texture vraiment spéciale, mais intéressant.

Otori Guchi, la photo souvenir par excellence.

Il est 14 heures quand j’arrive à Miyajima par le Ferry qui part de la station Miyajima Guchi – la porte de Miyajima. C’est une île sauvage envahie de touristes !!! Du coup, je suis un peu refroidi. De voir tous ces occidentaux ici me coupe de mon rêve, de mon aventure. Qu’importe, je suis venu voir le théâtre nô du temple Itsukushima, j’y vais. A l’entrée du temple en bois tout peint de rouge qui s’étend de part et d’autre de cette anse, à cette heure-ci est à marée basse, je me déleste de 300 yens. C’est cher pour avoir le droit de passer sur les passerelles et voir, du temple, la Otori Guchi ! Mais qu’importe, au bout de ces passerelles se trouve ce théâtre Nô qui fut construit en 1568 et qui voit la mer monter presque au niveau de son butai.

Le temple Itsukushima. Un endroit merveilleux et en plus, abritant un théâtre Nô

C’est un beau théâtre. Les peintures et le bois sont bouffés par le sel et l’eau, mais ça ne lui donne que plus d’authenticité – c’est wabi-sabi comme dirait les japonais (notion de l’esthétique zen à découvrir parce que bien éclairant sur le rapport des japonais à l’art). Je descends sur le sable – c’est marée basse, je vous l’ai dit – pour aller voir ce théâtre de plus près. Arrivé à côté du Butai, une bande de crabes gardiens disparaissent. Je me croirai dans un dessin animé de Miyazaki. Ils sont drôles, cachés dans les interstices des pierres qui bordent le théâtre à m’épier. Je les salue, leur demande de dire à leur roi de bien veiller sur ce théâtre et de lui faire savoir que le King est maintenant au Japon. Puis je repars.

Le Théâtre Nô de Miyajima à marée basse… là depuis 1568

Les crabes gardiens du Théâtre Nô de Miyajima

Je visite la salle des trésors avec son lot de costumes magnifiques, des rouleaux originaux du “Dit des Heiké”, des sabres incroyables, des sutras peints sur des rouleaux de papier où il est impossible de donner tous les détails de sa facture tellement elle est complexe : entre l’or, le dessin, les couleurs, les touches de peinture… une vraie merveille.

Un moine de bois… tout simplement réel.

Puis je rencontre ce moine de bois aux yeux si vivants. Je lui laisse une petite pièce et frotte sa tête de mes mains rincées à l’eau pure. Il est d’une beauté fascinante. Enfin, je vais me promener du côté de la pagode à cinq toits. Elle est impressionnante en haut de sa volée d’escaliers, elle qui touche littéralement le ciel. Elle fut construite en 1407. Tiens, Zeami vivait encore alors. C’était même sa belle période. Au côté de la pagode, il y a ce temple énorme : Senjokaku, où les poutres sont des arbres entiers. Le sol y est usé, lissé par les siècles. De cet endroit la vue sur le golf est magnifique. Je m’installe sur une des terrasses qui font le tour de ce temple, pieds nus sur ce bois usé, au frais et pense à tout ce qui arrive. A cette rencontre, à ces endroits qui réveillent en moi des sensations étranges. Ce temple a été bâti sous les ordres de Hideyochi-Toyotomi, un des plus grands généraux du Japon – je l’ai côtoyé pendant un moment quand je lisais “Le Château de Yodo” de Yasuchi Inoue. Un roman magnifique d’ailleurs pour qui n’est pas rebuté à l’idée de devoir s’accoutumer avec une bonne centaine de noms japonais différents. Il l’avait fait construire -je parle du temple ! et d’ailleurs, seulement en partie, car il n’a jamais eu le temps de le faire finir – pour y mettre des sutras au plafond pour le repos de tous les soldats morts à la guerre.

La pagode, trésor national, là depuis le 14eme siècle

Je n’ai pas le temps de faire la visite de l’île et retourne vers le bateau. Ici, il faut venir passer deux ou trois jours. Il y a, d’ailleurs, au milieu de boutiques attrape-touristes, des hôtels prévus à cet effet. Au moment où je m’apprête à remonter dans le bateau, je vois une tâche rouge au sol derrière moi ! Qu’est-ce ? Un crabe, un magnifique crabe rouge avec des yeux turquoises. Un gros crabe. Les gens lui passent autour sans le voir. Je me plais à me dire que c’est le roi des crabes qui est venu me saluer avant mon départ. Du coup, je reste un moment avec lui à converser. J’en viens à douter qu’il est vraiment là tellement les gens autour n’y prennent pas garde, alors qu’on ne peut certainement pas dire que ce crabe est commun ! Je le prends en photo pour être sûr qu’il est bien là et pour vous le montrer.

Senjokaku, bâti sous les ordres de Hideyochi-Toyotomi pour le repos des soldats morts aux combats.

Maintenant, je peux y aller. Je dis au revoir au Roi des Crabes qui, du coup, part de côté, en sens inverse de moi -il rejoint son armée de crabes gardiens sans doute. Puis, c’est la course à nouveau. train, train, train, train et enfin Kyôto.

Le Roi des Crabes… moment de magie complet. « Miyazaki, arrête de dessiner dans ma tête »

Vous voyez que je peux faire court si je veux ! 😉

A demain.

P.S. Est ce que j’ai médité, ce soir là, alors que j’étais tout seul ? Oui, aussi. Mais il faut que je trouve cette poudre que le maître utilise pour nettoyer les mains. Son odeur aide à l’apaisement… I will ask Rebecca today when I have my Flute lesson.

Matsuyama, second jour… une histoire de Maître Udaka Michishige et fin de l’aménagement au Shinonome Jinjâ (temple ou shrine… as you like)

18h30 ici, 11h30 chez vous. Ca y est, je suis dans le shinkansen Hikari qui me ramène à la maison – je parle bien entendu de la maison de Kyôto . Six jours de “trip”, ce n’est pas tant que ça et en même temps, j’ai hâte de pouvoir ouvrir la valise improvisée, de sortir les affaires, de faire une machine et d’aller retrouver mon “Interneto Café”. Peut-être même que j’embrasserai celui qui m’accueillera ce soir. “Siège 58, au fond près de la fenêtre. Comme d’habitude ?” “Oui ! C’est ça…” Mais repartons un jour en arrière…

Déballage de Kimono… faites votre choix !

Je me réveille à 07h00, au cas où – le maître ne m’ayant pas donné d’horaire la veille. J’ai bien dormi et ai profité d’une fraîcheur bienvenue apportée par une pluie torrentielle qui n’a pas faibli depuis une heure du matin. Orages, éclairs, pluie, mais surtout : de l’air ! Après avoir bu mon café froid et mangé mon gâteau au haricot rouge, m’être lavé les dents, rerasé – je sais ça ne sert pas à grand chose, mais nous sommes dans un temple, je vous rappelle, donc tenue impeccable obligée. Surtout que le maître me fait l’honneur de m’amener avec lui dans cet endroit où ils n’ont pas dû souvent croisé des occidentaux, si ce n’est quelques touristes. Il s’agit donc pour moi d’être irréprochable pour qu’il n’ait pas a assumé une quelconque honte de m’avoir emmené avec lui. J’attends… 8h, 9h, 9h30… toujours rien, ni personne. J’en profite pour avancer dans mes comptes rendus. Si ce soir, j’ai le temps, je pourrai envoyer Hiroshima. Ah ! 10 heures, le maître apparaît. “Do you have a good sleep ? No spirit come to see you ?” Non, désolé… j’aimerai pourvoir lui dire que si. Je sens bien qu’il attend que quelque chose m’arrive, confirme ce qu’il ressent ou pressent. “Do you want take your breakfist with us ?” Euh… si… euh, non ! Trop tard ! j’ai oublié qu’il fallait dire trois fois non avant de finir par accepter et j’ai accepté. En plus, je ne sais pas ce qui va surgir de la cuisine. Peut-être un plat bizarroïde ou que sais-je encore. “You make the coffee, please.” Bien sûr, ok, tout de suite. Le temps de comprendre comment tout ça marche. La machine qui tient l’eau au chaud avec ces multiples boutons, le filtre posé directement sur la tasse… bon, bon, bon ! Courage… mais le maître me voit hagard et finit par venir à mon secours. Sa fille arrive avec trois grands bols de soupe chaude où flotte un nombre incalculable de choses. “Non! Ne me dites pas que je vais devoir manger ça là maintenant !!!!” Moi qui ne mange pas le matin… Mais en fait, c’est très bon. Heureusement, majoritairement ce qui flotte, ce sont des légumes et pas mauvais en plus. Finalement, je finis le bol sans réelle difficulté. Je ne dis pas que j’en reprendrai un bol dans la foulée, mais presque. Le temps d’avaler le café, pas mauvais d’ailleurs pour du café japonais, et nous voilà partis. Quand je vous dis qu’il faut se tenir prêts, ce n’est pas pour blaguer !

Des katanas ! Ceux de la famille ? Non, des katana de nô en bois.

Nous sortons sous un rideau de pluie, montons dans le taxi et filons, comme la veille, au Shinonome Jinjâ. Nous arrivons vers 11 h. Dans le réfectoire, il y a les deux gars d’hier, quelques élèves du maître et deux autres personnages que nous n’avons pas encore vu, mais qui semblent, à la vue du temps du salut du maître, des gens très importants. La discussion aujourd’hui dure, dure, dure. Je peine à ne pas m’endormir. Mon ventre crie famine. Il est midi et demi, ils discutent toujours. Nous – les élèves de Maître Udaka et moi – regardons les autres manger leur obento comme si de rien n’était, pendant que nous attendons que le maître commence pour faire de même. Mais le maître ne commence pas. Il attendra 13H30 que la réunion soit finie. Je n’y comprends toujours rien, mais la fille du maître qui sait en fait un peu d’anglais m’explique qu’ils essayent de mettre en place une représentation au temple comme cela se faisait au début du siècle dernier.

Le maître et une de ses disciples en train de coudre un kimono sur son cintre.

Le maître semble de bonne humeur. J’en déduis que les pourparlers ont dû enfin porter leurs fruits. Nous commençons par installer les nouveaux kimono – enfin pas des neufs, mais ceux que le maître a choisi la veille pour la nouvelle exposition – dans les vitrines. Parallèlement, nous fabriquons avec des boîtes et du scotch, les présentoirs pour 15 nouveaux masques. Une fille qui travaille au temple est là pour noter tous les kimono que le maître a choisi. Je crois sentir que ça l’énerve et qu’il la trouve un peu lente – ce qu’elle est, mais disons qu’elle est précautionneuse. Du coup, je ne sais pas si c’est pour cela ou non, mais le voilà qui monte de nouveaux kimono, qu’il traite rudement comme pour montrer que ce sont ceux de sa famille et que ce n’est une petite blanc bec qui va y changer quelque chose. Puis le maître appelle sa fille et disparaît. Avant de partir, il a le temps de me dire d’aider la fille aux kimono. Mais elle met tant de temps à retrouver les noms sur son bloc note que nous n’avançons pas. Ici, je ne sers à rien. En tout cas, pas pour l’instant. En plus, je suis sûr que le maître est en train de s’occuper des masques. Il est parti avec sa mallette à masques sous le bras. Je m’éclipse et vais les rejoindre dans la réserve. En effet, ils sont assis au sol, au premier et transvase tous les masques dans du papier à bulle propre et neuf, en prenant soin de changer, à chaque fois, les sachets anti-humidité qui les accompagnent. Je m’installe. Pas trop près pour ne pas gêner. Pas trop loin pour ne rien rater. Parfois à la lecture d’un des noms de masques, il l’ouvre et le contemple en s’extasiant. A quatre reprises, il les mettra sur son visage et entonnera des morceaux de nô. A cette distance, c’est incroyable la vibration de sa voix. On dirait vraiment qu’on se trouve face à un esprit. Surtout avec le premier masque, de type Fukai – masque de femme commençant à être dévorée par la jalousie et la rancoeur. Il m’invite à me rapprocher – cela fait bien vingt minutes que je suis là – et je sens que c’est un moment d’invite au dialogue. Je lui demande ce qu’il pense du travail que j’essaye de faire en France – il a vu des photos et j’ai tenté de lui expliquer le pourquoi et le comment- et comment il prendrait, par exemple, le fait que je lui demande de monter “Inori” dans une version francisée et occidentalisée – Inori, son nô sur la catastrophe nucléaire. Il réfléchit. Il dit qu’il ne sait pas. Qu’il sent bien que je sui honnête dans ce que j’essaye de faire, qu’il y a quelque chose là dedans et dans le fait que nous rencontrons. Je lui dis que certains français aiment ça, mais que, malgré tout, je ne suis pas satisfait. Pour moi, je n’arrive pas à faire ressentir ce que j’ai ressenti lorsque j’ai vu mon premier nô, ce lien avec l’invisible, avec l’histoire, avec nos ancêtres. Il me dit tout de go : “Pour cela King, tu dois jouer un vrai nô ici !” Je lui dis que je ne peux pas, que je n’y arriverai pas, qu’il faudrait beaucoup trop de temps. Il me dit :” Non ! Si tu restes un an complet, voir deux, tu pourras faire cela. Si nous nous sommes rencontrés, si tu es venu jusqu’ici, si tu n’as pas trouvé cette satisfaction, si le Nô t’a appelé, alors tu dois essayer de percer le secret avec la foi, l’exercice, la prière. Je t’aiderai. Nous avons choisi de nous rencontrer, non ? Peut-être à cause d’une de nos autres vies ?”. Waouhhhh ! Oui, moi aussi, je le veux. C’est juste que j’ai la trouille. Mais je le sens bien, je l’ai senti dès le premier instant où je l’ai vu à Tôkyô, cet homme appartient à mon histoire, c’est sûr.

Une cousine d’Hannya que je n’avais encore jamais vue. Je suis tombé sous le charme. Nouvelle exposition

Je ne sais pas comment nous en arrivons là, mais je lui raconte mon enfance. L’absence de mon père, la violence de mon autre père, la peine de mon frère, le trajet que j’essaye de faire pour recoller tous ces morceaux et essayer de donner à ma vie, à ma lignée une colonne vertébrale nettoyée. Il me dit qu’il l’a vu. Il a eu l’image d’une vieille et “deep soul” quand il m’a vu entrer la première fois. Il me remercie de lui avoir parlé si franchement et me raconte son histoire.

Un magnifique masque d’Hannya sorti pour la nouvelle exposition

Michishige Udaka, 7eme génération du Clan Udaka, famille de nô de l’école Kita au départ et devenue Kongo, est le dernier enfant de ses parents. Il a 12 ans de moins que sa plus jeune soeur et a connu un amour très fort dans sa famille. Tout le monde l’entourait, l’aimait, le câlinait. Les soeurs se l’arrachaient la nuit pour qu’il dorme avec elles. Puis à l’âge de douze ans, il est parti étudier dans la famille Kongo. Il était comme un esclave et devait se plier à un tas d’exigences dures et implacables, en plus des exercices quotidiens. Ayant à peu près le même âge que le fils Kongo, vous imaginez la souffrance de se voir toujours rabaissé devant cet autre enfant. Plus bien d’autres histoires que je ne vous raconte pas, n’ayant pas demandé l’autorisation à Maître Udaka. Lui, le petit garçon chéri et adoré de 12 ans, s’est retrouvé seul, traité comme un moins que rien et qui plus est, ayant à faire avec un sentiment d’injustice terrible. Je me rends compte, même si c’était déjà lisible que maître Udaka qui doit avoir pas loin de 60 ans, à vécu son apprentissage à l’ancienne, comme on peut l’imaginer ou le voir dans certains films. Ca devait être dans les années 50.

Le viel Okina noir refait par le maître. Le masque était séparé en trois morceaux.

En entendant cela, je me dis que quoi qu’il en soit, aimer vraiment, profondément, les enfants peut les protéger de beaucoup de choses. La preuve en est. Cet homme élevé si durement et qui ne semble pas en porter les scories.

Kagekiyo, le seigneur aveugle. A voir lors de la représentation de novembre assurée par Maître Udaka himself.

C’est un moment vraiment fort. J’en profite pour lui demander si Atsumori est venu sur l’île de Shikoku. Il me répond que non, qu’il est mort pas loin de Kobe. A ce moment-là, on lisant l’étiquette attachée à un masque- parce que pendant toute notre discussion, lui a continué a déballé et remballé des masques – il lâche un “Ho!!!”. Il déballe le masque et apparaît alors un visage que je connais pas, que je n’ai jamais vu. C’est un masque d’homme, mais qui à la place des yeux n’a que deux fentes. Il dégage quelque chose de vraiment puissant. Le maître le pose sur son visage et entonne un chant grave et triste qui fait entrer le bois en résonance. Les larmes me montent aux yeux ! Quand il s’arrête, il m’explique qu’il s’agit justement d’un des héros du “Dit des Heiké” – d’où est tiré “Atsumori”- : Kagekiyo, l’aveugle. Un seigneur du clan des Heike qui ne supportant pas de voir la défaite de son seigneur, préféra se crever les yeux. Puis, il me raconte une histoire avec sa fille qui le cherche et finalement le retrouve, mais lui ne sait pas que c’est elle. Quand, finalement, elle lui apprend, il devient fou. Je crois entendre l’histoire de Gloucester dans le Roi Lear. Je le lui dis. Mais il n’a pas lu Shakespeare. Alors Ran peut-être… oui, Ran, il l’a vu ! Je lui raconte dans mon mauvais anglais l’histoire de Gloucester qu’il écoute attentivement. “You know, I will play Kagekiyo at November. Do you will be here ?” “Maybe…” Mais dans ma tête, je voudrais lui dire : oui, oui, oui, je reste, je serai là. Encore et encore. Il me semble avoir attendu ce moment depuis longtemps.

La fille du maître mettant en place les derniers masques de la nouvelle exposition.

Les 196 masques sont reconditionnés, prêts à passer un an dans leur dortoir avant le prochain grand nettoyage. Nous remontons. Les kimono ont fini d’être installé. Dans une vitrine, il y a des costumes d’hommes, dans l’autre, la grande, les kimono de femmes. C’est l’heure d’installer les 30 masques choisis par le maître : 15 masques de type homme, 15 de type femme. Il entre dans la vitrine, sa fille lui fait passer les masques qu’il appelle. En même temps qu’il les place, moi je les découvre. Il y a deux Okina magnifiques, dont un qui sort de réparation. Un noir, chose rare. Le maître me demande de lui dire s’ils sont bien placés. Je me mets face à lui et je fais comme quand on règle les pars avec Fred : “Un chtouille à gauche, une pichenette à droite”. Mon oeil a intérêt à n’être pas de traviole… je stress un max et en même temps je prends un immense plaisir à voir le maître suivre mes indications – on ne se refait pas ;-). Ca y est la vitrine des hommes est finie. C’est tout simplement magnifique. La fille du maître note sur une feuille tous les noms des masques dans l’ordre pour la fille qui s’occupe de l’exposition. Qu’elle puisse créer les panneaux qui iront avec les masques. Nous faisons la même chose de l’autre côté, puis finissons par remettre le kimono aux dragons, le seul à rester de la première exposition. Le maître me demande de poser cette dernière pièce avec lui. Je l’aide à mettre le dernier point de couture pour faire tenir le costume comme ils le font sur les acteurs. C’est un grand moment d’émotion !

Le kimono vu en jour 1, détail. Dernier Kimono a être remis dans la vitrine, terminant cette incroyable journée.

Il est 21h30 et nous venons de finir cette très savante et jolie mise en place. Ce qui n’avait pas été fait depuis vraiment très longtemps apparemment. Quand il remet les noms des masques à la fille du musée, je lui glisse qu’il serait bien de les doubler en anglais. “Yes ! You right !”. Il les faudra en anglais aussi ! Peut-être quand je reviendrai, je pourrai, du coup, avoir les histoires complètes de ces trente masques et vingt kimono que j’ai aidé à mettre en place sans arriver à avoir leurs histoires. Le maître est vraiment très heureux et nous invite tous au restaurant. “Ramen pour tout le monde !” – les Ramen sont des nouilles agrémentées et baignant dans une soupe chaude ou froide. C’est délicieux et surtout, ça fait du bien après une telle journée. Pendant le repas, nous ne parlons pas beaucoup. Les filles sont toutes les trois à une table, le maître et moi a une autre. Nous mangeons, je voyage dans cette exposition où je revois chaque masque, chaque kimono, chaque moment de cette formidable aventure. Peut-être le maître, lui, pense-t-il a ses ancêtres et à ce qu’il vient d’accomplir dans la continuité de sa lignée qui, d’après ce que j’ai compris, avait rompu avec le temple pendant un long moment avant que le maître ne parvienne à renouer.

Maître Udaka devant la vitrine des hommes, juste avant de partir. Il est 21h00

Il est 22h30 quand nous rentrons. Avant de quitter le restaurant, je le remercie de m’avoir permis de traverser cela avec eux. Il l’accueille et me dit, dans un sourire malicieux qu’il est sûr que je ne suis pas prêt de l’oublier.

Maître Udaka remerciant ceux qui l’ont aidé à mettre ne place cette nouvelle exposition, ici devant la vitrine des femmes.

De retour au Shikibutai, douche, flûte, puis méditation avec le maître comme depuis deux jours maintenant. A la fin de notre méditation, c’est lui qui me remercie, puis il s’en retourne dans sa chambre. C’est fini. Je reste là en suspens. Je regarde cet endroit où il m’est arrivé tout cela. Demain, je me lèverai tôt pour aller à Miyajima, ce n’est pas sûr que je le croise. Je garde la résonance de ses dernière paroles et ferme les yeux. Noir.

Matsuyama, 1er jour… 2 eme rencontre avec Maître Udaka Michishige et Shinonome Jinjâ (temple ou shrine… as you like)

Masque de jeune homme d’un certain âge. Il me fait penser aux images des visages de Hiroshima. Collection du Shinonome

Il est 02h19 du matin chez vous et 09h, même minutage, ici. Je suis dans le train qui me ramène à Okoyama d’où j’irai rejoindre Hiroshima pour visiter l’île de Miyajima et son temple avec son butai sur l’eau, avant de rejoindre, ce soir, Kyôto. Il y a aussi ces deux jours de retard à rattraper dans le journal de bord du Japon, mais vous allez vite comprendre pourquoi. Reprenons, voulez-vous ?


Une des pièces maîtresses, un kimono de Nô pour les masques d’hommes. Celui là après avoir été sorti et nettoyé sera remis en place (cf. Matsuyama 2)

Nous sommes dimanche soir et je viens de terminer ma méditation avec le maître. La seule information que j’arrive à avoir, c’est qu’il faut être prêts à 09h30 demain. Je me couche donc sur le sol, au pied du Shikibutai. La nuit, malgré la chaleur moite et suffocante, se passe d’une traite. Je me réveille à 8h00, après une de mes premières nuits sans interruption et file prendre mon petit déjeuner. Il s’agit d’un “Black” – le café le plus noir que vous pourrez trouver au Japon et qui, en cette période, s’achète glacé dans des distributeurs qu’on trouve à peu près à chaque coin de rue – et de quelques cigarettes. Je profite du peu de temps que j’ai et de ne pas voir le maître debout pour essayer de rattraper mon retard dans l’écriture. Puis le maître sort. “We go now.” Ok, heureusement, j’avais prévu et j’avais même pris le temps de me laver les dents et de me raser. Je le vois enfiler son kimono sur une chemise et un pantalon de pyjama – mais de style traditionnel japonais. Il fait cela avec une aisance déconcertante et, deux minutes plus tard, est habillé tel un samurai qui se rendrait à une réunion avec des seigneurs féodaux – puis nous sortons.

Ceintures de Nô – Collection du Shinonome

Un taxi nous attend devant la porte. Nous entrons, lui et sa fille derrière et moi, à côté du chauffeur. Je sais que nous devons aller à un temple – Rebecca me l’a dit – et que j’y verrai des masques que le maître doit réparer. Ce sont les seules informations que j’ai pu glaner. Nous arrivons devant un immense escalier. Le maître montre au taxi une petite route qui monte par l’arrière. En effet, il y a moyen d’arriver jusqu’au temple qui est à mi-hauteur d’une grande colline, sur laquelle – je l’apprendrai plus tard – se trouve le Château féodal de Matsuyama. Très célèbre château !

Ce que l’on peut voir dans la vitrine avant son déménagement. Les motifs de ce kimono – des pins – sont magnifiques

Avant d’entrer dans la salle sur le côté du temple, le maître va se recueillir devant l’autel et claque des mains deux fois – cérémonial Shintô – , puis nous entrons. Là, deux hommes nous attendent. Il s’agit d’un réfectoire. Des boissons fraîches sont posées sur la table. Nous nous asseyons. S’ensuit une grande discussion entre les deux hommes et le maître qui dure bien jusqu’à 11h30. Je ne comprends pas un traître mot de ce qui se raconte, mais je vois bien, aux efforts que fait le maître pour maîtriser chaque geste, chaque intonation que quelque chose se joue de difficile et de tendu. Les deux autres n’ont pas l’air d’y prendre garde. S’ils avaient des sabres – et le maître a le style si samurai qui fait que ce genre d’images coulent de source – je pense que le maître dégainerait et trancherait une de ces deux têtes dans un cri de rage contenu. Mais non, il mène son combat avec tout ce qu’il a sous la main. Il lit quand les autres parlent. Il attend à chaque fois que les autres se taisent et cherchent à savoir ce qu’il va dire. Il boit mesurément, l’air très détendu, de temps à autre. Il blague même parfois. Pourtant, à un moment, quand les deux hommes sortent pour aller chercher quelque chose, il nous montre ce qu’il leur cache. Une colère amusée contre -semble-t-il – une telle bêtise et un tel entêtement. C’est drôle de suivre cette joute sans comprendre un mot de ce qui se raconte, mais juste en sentant les énergies, les tensions naissantes, etc.

La sortie des Kimono. Une affaire d’experts. Les kimono ont en moyenne entre 200 et 600 ans.

11h30 ! Entre temps les élèves croisés hier soir sont arrivés et ont pris place à côté de moi et de la fille du maître, face aux deux autres et au maître. Nous suivons un des deux hommes qui nous ouvre une porte vitrée. Et là… là, juste sur la droite, il y a une salle avec des vitrines tout le long. Dedans, des kimono et des masques. Pour la plupart des pièces qui ont entre 500 et 600 ans, offertes par un Shôgun au seigneur de Matsuyama, peut-être celui qu’ils nomment – quand je leur demande d’où viennent ces trésors – Hisamatsu (à vérifier… dès que je retrouverai la civilisation et internet ! ). J’apprends, par la même occasion que le Clan des Udaka, la famille du maître, a eu la responsabilité de tous ces trésors depuis plus de 300 ans – le maître est le chef de la 7 eme génération du Clan – et les a utilisés pour les représentations attachées à Matsuyama.

La réserve, Rez de Chaussée… le papier journal pour agglutiner la poussière. Sur les étagères, des merveilles.

Ouah!!!! Ils ouvrent les vitrines et les élèves de Maître Udaka entrent et sortent tous les masques, puis tous les kimono. Tout est installé sur des tapis et des tables avec des papiers de soie pour protéger les masques. Le maître écoute les masques l’un après l’autre- j’apprendrai le soir qu’en faisant ça : les écouter, il se rend compte s’ils sont fendus ou pas – comme on écoute un vieillard qui aurait le souffle un peu court, puis les couvre. Il y a peut-être une quinzaine de masques ! Tous ayant entre 300 et 600 ans… vous imaginez !

79 des 196 masques comptés. 1er étage de la réserve. Dommage qu’avec mon niveau de japonais, je n’ai pas été capable de lire les noms de tous les masques.

Pendant que certains sortent les kimono des vitrines, d’autres disparaissent et reviennent avec de nouveaux portes kimono – vous savez ces portants en bois, généralement laqués, de la largeur d’un kimono ouvert, donc grands . Une fois les vitrines vides, les élèves aidés par les hommes – que je comprends être chargés du temple et du musée – passent l’aspirateur et le balai dans les vitrines. “Hey ! King ! They need your help.” Ok, maître. Je pose l’appareil photo et suis un groupe, fait de la fille du maître et de trois élèves, au sous-sol, dans la réserve. Là, ce n’est pas 20 kimono et 15 masques qui m’attendent, mais quelques 150 kimono et 196 masques – les masques, je les ai comptés. La réserve est sur un étage. Au rez de chaussé il y a tout ce qui est accessoires, éventails, katana, livrets, ceintures, tout cela bien rangé sur des étagères et à l’étage, les 196 masques dans des étagères à masques avec le nom de chaque masque sous l’emplacement réservé, et 10 étagères à kimono de chaque côté… de quoi ranger 28 kimono par étagère, soit 560 kimono en tout. Bien sûr ces étagères, si spécifiques ne sont pas pleines, mais c’est du bel ouvrage et je sais, tout de suite, que les kimono dans les grandes familles, chez les Geisha ou les gens du théâtre Nô étaient rangés exactement de la même façon. Dans les espaces qui restent, il y a des portes-armes, avec trois magnifiques arcs suspendus. “Tu as vu et bien maintenant tu vas aider à nettoyer”. Et c’est parti ! Ce qui est drôle c’est que pour nettoyer, ils se servent des mêmes instruments qu’il y a 100, 200, 300, 600 et même sûrement mille ans. Pas de Plizz, pas de produits, non ! Juste de l’eau et des chiffons qu’on essore bien. Pour le sol, nous utilisons du papier journal mouillé que nous jetons dans un geste vif au sol pour agglutiner la poussière. Puis nous balayons. Mais attention, pas avec un beau balai bien comme il faut. Le mien fait 60 centimètres de haut et est en mauvaise paille. J’ai le dos cassé quand je finis de nettoyer le sol. Dire qu’avec un aspirateur et un balai espagnol, je t’aurais fait ça en deux minutes et avec un résultat optimum, mais c’est le jeu et je le suis, je dirai même plus, je me régale à le suivre. Ensuite, il s’agit de nettoyer les 560 étagères à kimonos. Nous les sortons une par une, puis les lavons avec un chiffon mouillé, avant de les remettre en place. J’ai la charge de les enlever et les remettre avec la fille du maître et fais le transvasement de tous ces kimono avec mes petites mains. Dans l’après-midi, plus de cent trente kimono seront passés par mes mains – bien sûr, ils sont enveloppés dans plusieurs couches de papier de soie et de papier craft, mais quand même ça fait une sacré sensation de manipuler des kimono de théâtre vieux de 600 ans.

Les fameuses étagères à Kimono et encore quelques masques. 1er étage de la réserve.

Au milieu de ces chantiers, nous avons pris le temps de manger un obento dans la salle de réunion, le réfectoire. Il est 17h00, le maître est satisfait de notre journée. Sa fille lui raconte comment le furansu a dirigé le chantier des kimono. “Well done, King” avec le petit “o” fait entre le pouce et l’index qui correspond à notre pouce levé et un sourire… un sourire ! -Le sourire du maître est vraiment quelque chose !

Toujours au 1er étage, mais de l’autre côté. Encore des masques, des kimonos et ces magnifiques 3 arcs.

Ah j’allais oublier ! Il y a quand même un petit épisode que j’aimerai vous raconter… lors d’une pause – nous en avons fait quelques unes. Il faisait tellement chaud au sous-sol que c’était nécessaire pour tenter de se rafraîchir un peu – le maître qui, pendant toute la journée, a regardé ce que toutes les malles, les coffres, les boîtes recelaient de trésors, est arrivé avec une boîte de ceintures. Il était comme un enfant qui vient de découvrir une merveille. Là, sur une des ceintures était écrit quelque chose au pinceau. “C’est la ceinture que portait intel – je ne sais pas son nom, mais peut-être un des représentants du clan Udaka – le jour où il a fait son seppuku – suicide japonais que nous avons traduit par harakiri – et les traces que vous pouvez voir sont celles que son sang a laissé.” Effectivement – devenues presque invisibles après 300 ans – des zones brunes se voyaient sur la ceinture que le maître montrait à tous. Touchez le sang, l’adn d’un ancêtre de plus de 300 ans, ça a été une sensation incroyable : la rencontre de la puissance de l’imagination et du concret. En restant sur cette lancée, j’ai eu la chance de voir les sabres de sa famille qu’il sortait avec un grand soin de sac de toile rangés dans un placard. Les lames rouillées brillaient de leur éclat plusieurs fois centenaire dans les yeux du maître où un voile, l’espace d’un instant, est venu se poser. Quelle journée…

Le texte sur la ceinture qui raconte comment le porteur s’est fait son seppuku avec.

Il est 17 h00 et nous rentrons. Nous descendons les marches du temple à pieds, marches qui n’en finissent jamais. Ce soir, je me vois l’insigne honneur de porter sa valise. Il marche devant bien sûr et se retourne vers nous – sa fille et moi – à chaque pallier. Il est satisfait, cela se sent. Nous prenons le taxi et arrivons au Shikibutai. Une de ses élèves est venue avec son scooter. Ils ont des choses à se dire. “Free time !” Je comprends qu’il faut que je m’en aille et le fais volontiers. Je demande où trouver un “Interneto Café”, mais le maître me répond qu’il ne se sert pas d’ordinateur, ni d’internet. Son élève, si ! Et elle m’indique comment trouver ça. C’est à une bonne quinzaine de minutes à pieds. Ca m’offre le temps d’essayer de réaliser ce que je viens de vivre. Je suis heureux.

Quelques instants avant quand le maître nous montre la ceinture. Première fois, je crois, que vous voyez son visage.

A l’interneto Café, ce n’est pas une mince affaire. Ils ne parlent pas un mot d’anglais. Impossible de leur faire comprendre que j’ai mon ordinateur et que je cherche du WIFI. On est très loin de Kyôto. Le garçon à l’accueil me fait remplir une fiche. Je lui demande ce que je dois mettre dans les cases qui sont écrites en japonais, il ne sait pas me répondre. alors j’y vais, au petit bonheur la chance et finalement, je me vois remis une carte d’accès. Ok. Je demande un ordi, ce qu’il y a de moins cher et me retrouve devant un pc comme l’année passée quand nous étions à Tôkyô. Je débranche le câble Ethernet et le connecte sur mon ordi. J’ai eu le temps ce matin de finir le compte rendu de l’avant veille que je m’empresse de mettre en ligne. Elise est sur skype et nous discutons un peu. Je vois Rose, ma fille qui demande quand je rentre… quand je rentre ? Là où j’en suis, je ne sais plus ! Plus les jours passent et plus je me dis qu’il faut que je reste. Que si je veux aller au bout de ce voyage au côté du nô que je fais depuis 15 ans maintenant, c’est le moment et que je ne pourrais pas le faire en un mois et demi. Mais nous verrons. Il faut que j’en parle à Elise, voir comment elle s’inscrit là-dedans, voir pour Rose, voir pour le visa… à suivre.

Ils regardent les traces de sang sur la ceinture. Maître Udaka et un des gardiens du musée.

Il est 20 h00, je rentre. J’ai mangé sur la route et me suis arrêté pour m’acheter de quoi faire mon petit déjeuner demain. Je demande au maître si je peux travailler ma flûte et il me dit qu’il est ok, que de toute façon, il ira se coucher tard, car il doit travailler sur des masques. J’attends qu’il regagne sa chambre et me mets, péniblement, à jouer “Shironabe”. Le maître réapparaît : “Can I take it ?” Bien sûr. Il prend la flûte et joue. Il joue merveilleusement bien. Nous restons ainsi un long moment. Moi en seiza derrière lui qui joue. Il n’est pas satisfait de l’instrument. “This is the Beky one ?” Oui, c’est celle de Rebecca. “It’s not good. It’s difficult to coach”. Ah, c’est donc pour ça ;-).

Les gestes sur la parole, Maître Udaka faisant le geste du Seppuku, ceinture à la main

Il repart, j’en profite pour faire le compte-rendu sur Hiroshima et mon voyage à Matsuyama. Il est 23h, le maître revient. “We meditate now.” Ok, je l’attendais de toute façon. Nous refaisons le même cérémonial qu’hier. Je sens que j’ai trouvé en cet homme quelqu’un que j’attendais depuis longtemps ou plutôt que j’ai mis longtemps à être prêt à rencontrer. Je remercie les autres, l’ailleurs, les miens, lui et moi d’avoir rendu cela possible. J’écoute le son de sa voix qui psalmodie ces sutras secrets, je me laisse porter. C’est vraiment bon.

“Have a nice sleep.” Et la porte se referme. Noir.

Hiroshima, Matsuyama… A-Bomb Dome

A Hiroshima, en route vers le A-Bom Dome, là où se trouve le musée et le mémorial

Je n’ai que très peu de batterie et je ne sais pas si je prêt à écrire maintenant. Pourtant, ce serait le moment. Je suis dans le train qui me mène à Matsuyama sur l’île de Shikoku et c’est un train local, donc qui prend le temps de desservir toutes les gares, puisqu’il met trois heures pour rejoindre Matsuyama de Okayama, là le shinkansen pour faire la même distance – juste en face – met 30 minutes. L’île de Shikoku est vraiment très belle, on y retrouve ce qui fait le charme du Japon tel qu’on l’imagine. Des rizières tout du long, des arbres verts fluorescents partout, des vieilles maisons traditionnelles en bois, la mer à un pas, les petites “montagnes” que chez nous nous appellerions collines…. bref c’est magnifique et c’est bienvenue après l’épisode Hiroshima et la visite du Muséum et du Mémorial sur la première bombe atomique lancée dans l’histoire de l’humanité. Je pense à l’homme dans son avion qui a appuyé sur la gachette et libéré la bombe. Il a fait 200 000 morts en un instant et a rasé une ville complètement. A-t-il eu un accès de conscience ? Etait-il excité à l’idée de s’être vu remis cette importante mission ? A-t-il réalisé une fois le mal fait, ce qu’il avait fait ? Comment a-t-il vécu après ? Comment des hommes après avoir fait cela une fois ont-ils pu le refaire ? L’ignorance… eux, ils n’ont pas visité la ville le lendemain ou le jour même. Vu du ciel, ce sont juste des bâtiments rasés, des quartiers complètement avalés. Un changement de relief ! Ce qui me frappe peut-être le plus dans tous les témoignages, les traces laissées par ceux qui ont survécu, c’est qu’il n’y a aucune haine. Moi, il m’en est monté une de haine ! Sauvage, profonde, puissante ! Mais jusqu’où peut aller l’homme dans la barbarie !?

Avant et après…

Mon ordinateur tombe en panne de batterie… ce n’est plus le shinkansen qui a, dans chaque wagon, aux places 1 ABCD voir E, des prises. Nous sommes toujours sur les chemins de fer de la JR, mais sur l’île de Shikoku. Du coup, je le paysage. J’ai du temps devant moi. La traversée de la mer a été assez impressionnante. On est sur un bras de terre artificiel, avec les rails et l’eau tout autour. Je me rends compte, en regardant une carte de l’île dans le train , que mon périple d’hier avec les japonais passait par des îles qui relient Higashi-Hiroshima à l’île de Shikoku. Mais je ne suis pas tellement plus avancé, sur la carte comme sur tous les supports depuis que j’ai quitté Okayama, il n’y a plus un seul caractère en romaji. Tout est en kanji ! Et moi, jusqu’à preuve du contraire, je ne sais pas les lire !

Un vélo d’enfant et son casque. Musée de Hiroshima

Dans le train, toujours, avec le temps qu’il me reste, je décide de jeter un oeil au livre que j’ai acheté au Mémorial sur les dessins de ceux qui ont survécu à la catastrophe nucléaire. C’est très émouvant. Souvent des gens âgés qui 40 ou 50 ans après ont dessiné quelque chose qui est resté gravé. Ca va de la bombe qui tombe de l’avion à l’enfant qui voit sa mère la peau “comme une pêche qu’on épluche”, ou encore l’étudiant qui voit cette institutrice avec une dizaine de fille carbonisées dans une citerne à eau où elles étaient allées se réfugier pour se protéger du feu. Les dessins sont souvent très enfantins, très simples, ce qui renforce encore leur puissance évocatrice et émotionnelle.

Le dôme avant…

Le dôme après… aujourd’hui, symbole de l’attaque Atomique

Je repense à cette matinée dans ce parc, avec le A-Bomb Dôme, rare vestige laissé comme il ‘est retrouvé après l’explosion de la bombe, la tôle tordue, à travers laquelle on voit le ciel. On peut aisément imaginer l’avion passer, lâchant cette petite bombe qui ressemble à n’importe quelle bombe… Dans le parc, il y a cet arbre aussi. Ce n’est pas un Gingko comme on me l’avait raconté, mais cet arbre qui malgré sa proximité avec l’épicentre, à survécu, est reparti et vit toujours. Ca fait quelque chose de voir ça. De voir comment cette cicatrice n’est presque même plus visible sur lui. Puis je rentre dans le musée et le mémorial. Il y a l’exposition temporaire du livre que j’ai acheté sur les dessins, des vestiges récemment récupérés. Des habits brûlés, une montre arrêtée, de la vaisselle qui a fondu sous la chaleur et s’est figée ainsi à tout jamais. Il y a beaucoup de témoignages aussi. Beaucoup d’explications techniques. Pourquoi, comment, les différentes phases, les températures atteintes aux différents endroits, etc. Puis une partie plus humaine où l’on peut voir quelques photos insoutenables de corps brûlés complètement, de chairs pendantes mêlées avec les lambeaux d’habits. Où il vous est impossible de dire si ce corps appartient à une femme, à un homme et même à un humain.

Enfants ayant la chair fondue, mêlée aux restes de vêtements. A marquer dans vos yeux et vos coeurs pour ne pas oublier.

Il y a aussi beaucoup de témoignages de paix, de sympathie, de compassion venant du monde entier et puis , ce temple dans le parc, un monument pour Hiroshima avec une tombe à l’intérieur. Un monument pour “Hiroshima la cité de la paix” là où Udaka Sensei a décidé d’écrire son nô moderne “Inori” sur la Bombe Atomique.

Un homme brûlé. Le lendemain à l’hôpital

Bien sûr, je ne sais pas ce qui m’y pousse, mais je veux voir l’épicentre. L’hôpital . C’est devenu une petite rue dédiée aux parkings avec un petit autel commémoratif qu’on ne voit pas si on ne le cherche pas. Dessus, des centaines de petites grue en Origami, symbole de paix et de chance, je crois.

Des enfants l’hiver suivant qui mangent de la neige pour se désaltérer

Il est 13h30, je suis muré dans un silence lourd et sourd. J’essaye de recevoir, de percevoir, je me rappelle que mon métier à moi est d’empêcher ça, toujours et que souvent quand l’art et la culture s’appauvrissent, l’inhumain et la bêtise prennent le dessus. Je me dis qu’il serait de mon devoir d’écrire une pièce sur cette tragédie. Mais après, après Zeami et Kanami.

Une poupée… l’enfant lui est mort.

Il est 19h30, j’arrive à Matsuyama. Comme je vous l’ai dit plus haut, ce n’est pas Kyôto ou Tôkyô ou même Hiroshima. Ici, pas un rômaji à l’horizon et il est tout de suite très difficile de trouver des gens qui parlent ne serait-ce que quelques mots d’anglais. J’arrive malgré tout à trouver un centre d’information. Heureusement d’ailleurs, parce que le plan que Rebecca m’a donné est un Google Maps en japonais avec presque aucune indication, si ce n’est le concessionnaire Honda pas loins et le Mac Do. Au final, ces informations m’auront permis de ne pas me perdre. Parce que le gars du Centre d’Information, en plus de ne pas parler anglais, ne voit pas du tout où c’est. Il me donne quand même une carte de Matsuyama en rômaji et me donne le nom du tram qui monte le plus vers le nord, dans la zone où semble se situer le “Shikibutai”. Mais il y a deux tram par heure. Le prochain est à 20h20… Je décide du coup de le faire à pied avec ma valise qui roule… j’en profite. C’est l’occasion de voir le paysage – même s’il fait nuit depuis presque une heure – et de sentir un peu l’endroit. Je suis assez inquiet. C’est vraiment très différent de ce que je connais du Japon. Il n’y a pas un resto ouvert, pas de petits supermarchés 24/24. Et moi qui aurais aimé mangé avant d’arriver…

Lavabo dans le train… et vive la Japan Railway

Je passe devant le jardin d’un énorme château féodal, je continue à monter vers le nord. Là sur la droite, un petit resto ouvert. Le problème, c’est qu’il n’y a ni dessin, ni photo, ni rien. Je peux juste apercevoir derrière la vitre, un comptoir assez étendu comme dans les resto de Sushi. Mais ce n’est pas un resto de sushi. Les gars ne parlent pas anglais. J’arrive à savoir “grand” et “petit”, je vois moins d’écritures au niveau du prix sur petit, je prends petit. En fait c’est un “ramen” au porc. Une sorte de plat avec du riz et du lard revenu. C’est assez bon. En plus l’oeuf est à côté, donc j’évite cet oeuf cru avec lequel j’ai toujours autant de mal. Je paye -500 yens, tout à fait correct !- et continue ma route. Comme je le disais au dessus, c’est grâce au Mac Do et au concessionnaire Honda que finalement je trouve la bonne rue après m’être égaré un moment. Il est 21h15 et j’arrive chez le Maître. Il est devant chez lui et est accompagné de 4 personnes. Je pense tout de suite à sa femme et à ses enfants… mais pas du tout, s’il y a bien sa fille dans le groupe, le reste sont des élèves.

Le maître me fait entrer. Le Shikibutai ici est plus grand qu’à Kyôto et il y a même un pin millénaire peint au bout du plancher – par le maître en personne – et une passerelle, un “hishigakari”. Il me montre où poser ma valise et me demande si je veux boire quelque chose. J’acquiesce. Je me retrouve avec un mug de café chaud à 21h30 ! Wouah. La nuit risque d’être agitée, mais en même temps, je ne me vois mal refusé.

Le pin au fond du Shikibutai peint par Maître Udaka

Ensuite, nous parlons longuement tous les deux. Ses élèves sont en seiza autour de nous. Je ne pense pas qu’ils parlent anglais, mais ils tiennent leur place, sans broncher. Puis les uns après les autres, ils s’en vont. Le maître parle toujours. Il me raconte comment lui est venu le Nô d’Hiroshima. Nous parlons religion. Nous parlons devoir. Nous parlons du lien entre le théâtre et Dieu. Nous parlons de ce que j’ai fait. Nous parlons de méditation bouddhiste. Il me montre les livres qu’il lit en ce moment – beaucoup de livres : philosophie, physique, grands écrivains, histoire du peuple juif – et aussi sa collection de livres de nô…

Le Kimono du maître, la chemise de l’élève… Au pied, on voit deux blocs de bois qui leur servent à battre la mesure avec des éventails pour les leçons.

Il est minuit. Le maître me sort deux couvertures rouges qu’il met au sol : “That is your bed”. Heureusement le sol est en bois, mais c’est raide quand même. Espérons que j’arriverai à fermer l’oeil cette nuit ! Je vais prendre une douche, puis m’apprête à me coucher quand le maître revient de sa chambre et me dit : “We meditate now ?”. Ok… il fait un cérémonial devant un autel où il y a un portrait de sa mère, de son père et plein d’autres choses. Il fait plein de gestes très compliqués avec ses mains en psalmodiant des sutras, je pense. Il me donne un coussin et en prend un pour lui, puis nous nous installons. A chaque phase, il m’explique. Quoi faire et le sens que ça a. Remercier l’air, l’ADN, ton père, ta mère, tes genoux qui t’ont porté ici, etc. Puis nous méditons. Nous sortons notre “antenne” comme il dit pour dire : “Ouh Ouh, I’m there ! Are you there too everybody.” Nous restons ainsi une bonne demie heure, mon dos crie depuis une dizaine de minutes, mais je tiens bon, puis il arrête, prend ses pierres, les frotte et fait deux étincelles. Il referme l’autel, c’est fini. “Goodnight Alexandre the King”. C’est comme ça qu’il m’appelle, allez savoir pourquoi…

C’est là, au pied du pont, sur ce drap rouge que je dormirai trois nuits…. mon dos s’en souvient.

Dans le Shikibutai, il n’y a pas de clim. Dans le Shikibutai, je dois dormir sur le sol… et bien, j’ai réussi, malgré le premier quart d’heure où j’ai cru que j’allais suffoquer avec cette chaleur, je me suis endormi et j’ai même très bien dormi.

Il est 16h34 chez vous et 19h34 ici. Je dois vite aller manger de mon côté et retourner au Shikibutai qui n’est pas si proche pour travailler ma flûte et peut-être avoir une petite conversation avec le maître. Aujourd’hui, comme vous l’apprendrez demain, j’ai vécu une journée vraiment incoryable. Promis, je vous raconterai. Photos à l’appui. Je vous laisse. See you !

Le 18 juillet.

Désolé… pas le temps aujourd’hui de vous raconter hier

Le Nô de l’esprit Araignée « Tsuchigomo », Famille Kongo.

Désolé, mais il m’a été impossible de mener ma tâche à bien entre hier et aujourd’hui. Je suis maintenant à Matsuyama avec le Maître, Maître Udaka. Je sors d’une nuit et une journée incroyable. Je vous raconterai tout ça très vite et en détail avec Iroshima aussi, photos à l’appui.

A très vite.

Sayonara

Kyôto, Hiroshima, Imabarishi, Hiroshima… what’s a day

Okina, mais un très vieux et très bel Okina… have such respect and listen.

Il est 20h24 ici, 13h24 chez vous, je suis dans le bus qui doit me ramener à Hiroshima et je vais tenter de vous raconter cette journée assez incroyable où j’ai traversé encore une bonne partie du Japon.

Au départ de Imadegawa… by metro

Ce matin comme depuis deux jours maintenant, le réveil se fait à 4h, puis à 5, puis à 6, puis à 7h – le réveil était lui réglé à 7h30. Heureusement, car mon iphone semble avoir du mal à supporter la température et l’humidité – alors qu’hier en allant me coucher – vers 02H30 – il annonçait batterie pleine, ce matin – à 7h00 donc – il était éteint ! Je suis éreinté, vraiment et j’ai bien peur que la journée de voyage avec les bagages, la course pour prendre ce car qui doit m’emmener je ne sais où voir un nô présenté par les Kongo dans l’enceinte d’un Temple, le retour à Hiroshima à 23h00 passées, puis l’excursion pour trouver l’hôtel, ne finisse par m’anéantir complètement. Surtout qu’il n’est pas question de dormir demain matin, il faut que je profite du court laps de temps à Hiroshima pour au moins aller voir le “Peace Mémorial Museum”, faute de pouvoir me rendre à Miyajima. C’est que je suis attendu demain en fin d’après midi à Matsuyama par Maître Udaka en personne…

Sur le quai de la gare de Kyôto. Un père et sa petite fille attendent le Shinkanzen.

Est-ce que j’en profite tout de même ? Oui ! Je vous le dis avec un grand O. Carrément !

Mais revenons à ce matin que nous expédierons vite, voulez-vous ? Petit dej traditionnel, douche, flûte et vérification du sac – je dois avoir sur moi de quoi tenir cinq jours + l’ordi, la flûte, l’éventail, les tabis, une tenue de travail, le sac de couchage, etc. Je crois que tout y est ! Je file voir la gérante de la Takaya pour lui remettre mes clés au cas où Elise arriverait avant mon retour – ce serait dommage de ne pas en profiter pour repasser par Hiroshima au retour et enfin voir ce théâtre Nô flottant à Miyajima – et tente de lui expliquer dans mon mauvais anglais tout ça : mon départ, l’arrivée de la dame, les clés. Finalement, elle m’annonce qu’elle a un deuxième jeu, et moi, je me suis mis en retard ! Ce n’est pas grave, je fonce. Métro, JR centre d’information et de réservation pour acheter mon billet pour demain : Hiroshima, Matsuyama. Le temps de courir au quai number 23 et hop me voilà dans le shinkansen. Je ne me sens vraiment pas bien. Nausée, tournis… Je profite de mon changement de train à Shin-Osaka pour aller m’acheter un Obento. J’en choisis un avec des sushis. Je me dis : “Du poisson cru, ça va me faire du bien !” J’en profite pour m’acheter aussi un jus de fruit frais. Je prends Kiwi, me rappelant qu’Elise dit souvent aux enfants que c’est plein de vitamines. Je remonte sur le quai, j’ai l’impression que je vais tomber dans le coma, tellement la chaleur est difficile à supporter, mais je tiens, je sais que quand je serai dans le Shinkansen, assis, la chaleur sera un mauvais souvenir et qu’avec quelque chose dans le ventre, le malaise va passer. Ah si ! Avant de rentrer dans le train, acheter de l’eau ! Boire de l’eau, voilà ce qui me faut ! “Zut ! J’avais oublié !” En effet, hier quand j’ai acheté mon billet pour Hiroshima, le guichetier ne m’a trouvé qu’une place fumeur ! Juste aujourd’hui. Je traverse le wagon, ça empeste, mais je tiens. Heureusement je suis place A1, donc à l’entrée du wagon et assez vite l’odeur s’estompe. Il est 10h30, je mange mes dix sushis emballés dans des feuilles de je ne sais quel arbre. Ils sont un peu fumés… sûrement pour leur éviter de se gâter avec la chaleur ambiante. Ce n’est pas du tout ce que ma gorge à envie d’avaler, mais je force. Un, deux, trois… dix ! Les dix sont là bien au chaud avec mon litre d’eau et mon jus pressé de Kiwi. Je ferme les yeux, il faut que je m’endorme vite si je veux en profiter – le shinkansen est rapide, le bougre -, j’ai juste une heure pour dormir avant l’arrivée à Hiroshima. Et bien, vous savez quoi, je la dors l’heure et ma mixture a eu le temps de faire un peu effet. Je me réveille, pas en pleine forme, non, mais en forme, en meilleure forme.

Dans le bus, le premier pont qui permet d’aller sur la première île.

Il est 12h30, il faut remettre les idées en places ! Le rendez-vous avec le car est à 13h15 juste à la sortie de la gare. Il faut que je me débarrasse de mon sac de voyage, que je trouve un endroit où me poser cinq minutes et que je trouve l”Information Center” pour avoir les infos pour le Mémorial demain et voir si c’est jouable avec mon départ de Hiroshima à 15h30. Tout se goupille bien, sauf pour le sac… toutes les consignes sont prises ! Espérons qu’il n’y aura pas de changement de bus entre l’aller et le retour et que je pourrai laisser mon barda dans la soute ! Je suis en avance. Je m’arrête dans un bar pour prendre un jus de banane – “la banane c’est des sucres lents, ça tient au ventre !”, dixit Elise. Il est 13h15, je vais au rendez-vous fixé devant l’hôtel, à la sortie nord de la gare. Je vais enfin voir à quelle sauce je vais être mangé ! Je mets le badge que Rebecca m’a remis . J’ai l’impression d’être un gosse qui part en colonie. C’est un peu ça, en fait. Devant l’hôtel, une hôtesse m’accueille : “Ah ! Mr Ferran. Follow me, please.”. Elle connaît même mon nom… Je la suis, en lui expliquant mon problème de bagage, elle ouvre la soute d’un énorme bus et me montre où le mettre – les japonais sont ordonnés-, puis m’invite à monter dans le bus. A l’entrée du bus, elle me montre un papier avec tous les noms des gens qui partent avec nous. C’est tout écrit en japonais, sauf “FERRAN”. Je suis au fond comme les mauvais élèves et pourtant je suis l’un des premiers à prendre place. Dans les dix minutes qui suivent une cinquantaine de japonais et japonaises ont pris place autour de moi. Ce sont des spectateurs de nô, donc : des couples âgés, des femmes de milieu aisé, quelques familles avec leurs grandes filles. J’y crois pas ! Moi qui me suis toujours moqué des bus de japonais à Paris, me voilà dans un, tout pareil. Sous la garde d’une hôtesse qui parle tout le temps avec un débit impressionnant, les gens qui lèvent le bras quand ils connaissent ça ou ci, qui applaudissent quand l’hôtesse prend une respiration, qui s’extasient de “Ho”, “Ah”. C’est plutôt sympa en fait… même si je fais un peu tâche moi au milieu. Mais les japonais sont gentils avec moi. Certains essayent d’entrer en communication. je tente de leu expliquer avec mes quatre mots de japonais d’où je viens, ce que je fais, pourquoi je suis là. Et comme un imbécile, j’ai laissé mon dictionnaire français-japonais dans la soute, dans mon grand sac. 14h15, pause pipi, tout le monde descend, je vais fumer une cigarette. L’hôtesse m’a écrit l’heure à laquelle je dois être dans le bus ; 14H30. Puis nous repartons vers cette destination inconnue et elle a beau raconter avec son micro plein de choses sur ce que nous allons faire, où et comment et pourquoi, je ne suis pas plus avancé. Ce serait une blague à faire. Envoyer quelqu’un comme moi en visite avec un groupe en lui faisant croire qu’il va voir du nô… mais je n’ai pas de doute, Rebecca n’est pas du genre à rigoler avec ça et puis, elle ne me connaît que depuis trop peu de temps… quoi que ! Ah ! Que se passe-t-il, je n’entends plus rien, je lève les yeux – ça fait trente minutes que je me retiens de dormir me disant que ce ne serait pas très poli devant quelqu’un qui met tant d’énergie à nous raconter toutes ces choses -l’hôtesse est en train de distribuer des choses…. Arrive mon tour : un ticket pour la représentation et le prospectus sur le nô. C’est donc bien du nô que je vais voir, en même temps, cela je le savais déjà, me direz-vous et vous avez raison, mais au milieu de toutes ces écritures en japonais, il y a une petite carte… nous allons sur une île ! La quatrième même, d’après le plan bien sûr. Il y en a 6 en tout, reliées par des ponts et qui permettent, semble-t-il, d’après le plan assez schématique, de relier deux bras de terre. Si vous avez une carte du Japon pas loin ou connaissez cet endroit, je vous serai gré de me faire parvenir l’information. Plus tard, j’apprendrai, en me liant d’amitié avec mes voisins de sièges que le village où nous allons s’appelle Imabarishi… ça vous aide ?! Parce que moi non.

Mon bus de japonais… aire de pause entre Hiroshima et Imabarishi

Il est 15H30, nous nous arrêtons. Après un tonnerre de “Ha, ho, hi, hu” à la vue d’un temple, le bus s’arrête sur un parking. Deuxième pause pipi, me dis-je. Mais non ! Nous sommes arrivés. Les “Ah, oh, ih, uh ou ha, ho, hi, hu” sont pour Le Temple ! Celui où ce soir nous verrons la représentation. Une autre hôtesse attend tout le monde à la descente du bus. Elle a un petit porte voix collé à la bouche en permanence et reprend sur le même flot que sa partenaire. Elle, du coup, a fini sa partie et en profite pour se rapprocher de moi et me traduire un peu tout ça. Elle me montre l’endroit où nous nous retrouverons pour manger à 16h30. “A 16h30 !!!!, manger ?!”. Puis elle s’arrête devant un présentoir avec des serviettes de plage représentants des estampes de femmes et de couples. Elle attrape un sèche cheveux qui est pendu là sur le stand, chauffe une serviette et la geisha qui était jusqu’à présent habillée, se retrouve nue. Ah, ces japonais tout de même ! Mais l’autre hôtesse a pris de l’avance, nous la voyons s’éloigner avec le groupe devant et devont accélérer la marche pour les rejoindre. Bien sûr, c’est du japonais, mais apparemment, ça ne se fait pas de quitter le groupe. On forme une équipe, une famille. Alors, sagement je regagne les rangs.

La scène de Nô quelques heures avant le spectacle. Dans la cour du Temple, évidemment.

Au niveau visites, les japonais sont efficaces. Le tour du temple est bouclé – et pourtant c’est un très grand temple, avec plusieurs bâtiments, des cours, des jardins boisés, etc – en 30 minutes. J’ai, à peine eu le temps de voir la scène qu’ils ont monté pour l’occasion au pied d’un pin vraiment très vieux, vu son allure et sa taille. Il nous reste une demie heure pour aller visiter les salles qui, apparemment renferment des trésors ! C’est 1000 yens… ok, je paye, j’ai un peu les glandes. Mais si tu suis, tu suis ! Je rentre et là… un dépliant avec une des pages en anglais ! Ah, d’accord ! Nous venons d’entrer de le hall des armures le plus célèbre du Japon. Il y a ici quelques 10 trésors nationaux, dont tenez-vous bien – je dis ça pour ceux qui connaissent le Dit des Heiké – une armure de Yoritomo Minamoto (mais si l’amoureux de Tomoé!) et une autre de Yoshitsune Minamoto (mais si le cousin de Yorimoto, celui qui devient Shôgun à Kamakura… allez un effort !). Je reste devant ces deux pièces. Je me dis que ces hommes les ont portées, c’était même peut-être celle – je parle de celle de Yoshitsune – de la bataille qui les opposa aux Heike et qui vit mourir Atsumori… who know’s. 1000 yens, c’était cher, mais je viens de faire encore un sacré voyage… rapidement. Il faut aller manger ! 16h30. Grrrr. Ils me saoulent à la fin. Je vais y aller cool, il y en a marre. Mais voilà t’y pas qu’un papa du groupe et sa fille qui a l’avantage sur lui de parler anglais, arrivent. Ils étaient inquiets ! Ne m’ayant pas vu, ils sont repartis du resto à ma recherche. Bon ! Ca me servira de leçon. Parfois tu suis, tu suis et c’est tout. Il y a là aussi des choses à prendre, à recevoir et à apprendre. Allez ! Je fais mon plus beau sourire et les suis.

Do you work here Fred ? Eclairages pour le Butai – la scène de Nô

Aïe ! M’y voilà… je n’ai devant les yeux uniquement que des choses que je n’ai jamais mangé ou presque et je suis le seul étranger à une table de huit femmes japonaises d’une cinquantaine d’années qui ont bien envie de rigoler un peu et de voir comment s’y prend ce “Furansu”. Ben justement, il ne sait pas ! Je les regarde faire, je demande, elles rigolent, mais finalement sont très maternelles avec ce petit garçon que je suis redevenu. J’ai tout mangé. Tout, tout, tout. Je serai bien incapable de vous dire quoi, mais j’ai tout mangé. J’ai juste fait tomber mes baguettes en bataillant contre un truc très élastique que je voulais séparer en deux morceaux, mais dans l’ensemble ça s’est bien passé. Ouf ! “O Chao Kudasai”, ça je sais le dire, je ne m’en prive pas ! Ca veut dire : “un thé s’il vous plaît”. Mais il est déjà 17h15, le début de la représentation est à 17h30, il nous faut repartir. Je laisse mes comparses pour fumer une dernière cigarette et je rejoins l’entrée du temple qui devient le temps d’une représentation l’entrée de la salle. Je m’estime vraiment chanceux d’avoir pu assister à ça. Je m’imagine comme à l’époque de Zeami où les représentations se passaient comme cela. Devant la scène, il y a des bûchers pour faire face à l’arrivée de la nuit -j’apprendrai après qu’ils sont surtout là pour une cérémonie Shintô. Les quatre poteaux sont de bambous, la scène est assez rudimentaire. Ils ont monté une tente pour cacher les entrées et installer le rideau multicolore. Ouah!!! Un nô en plein air, dans la cour d’un temple, avec tous ces gens – parce que c’est archi plein. Surprise de taille, je vois, devant la scène, une quinzaine de masques de la famille Kongo alignés sur une table dont un Okina qui a l’air vraiment très vieux ! De toute façon, le Iemoto étant encore là ce soir, les masques qui nous sont donnés de voir sont forcément des masques précieux.

Des masques appartenant aux Kongo, soit de très vieux masques sur une simple table…

D’ailleurs la représentation commence par un cours sur les masques et le Butai – c’est très à la mode apparemment… hier, à Tôkyô, c’était un cours sur le Otsuzumi (le Tambour de hanche) – qui dure une bonne demie heure. Puis pause de dix minutes où nous sommes invités à venir admirer les masques. Ca joue du coude, ça flashe, ça dégénère un peu. Du coup, les masques sont rangés en urgence. Etant l’un des premiers, j’ai réussi à quasiment tous les photographier – sans flash évidemment . Puis, nous sommes invités à retourner nous asseoir, le spectacle va commencer. En premier lieu, le shimai de “Kakitsubata” dansé par le Iemoto ( que j’ai filmé avec mon nouvel appareil). Ce n’est guère plus prenant d’hier. Joli Utai, mais je n’accroche toujours pas avec le Shimai du Maître (bien que j’ai quand même préféré la sobriété de ce soir). Puis un Kyôgen : “Tachibai”, Tarokaja est de retour. Il s’agit d’une sombre embrouille pour voler un katana – un sabre- à un badaud qui finalement vole à Tarokaja, le tsuba – petit sabre – de son maître. Le maître furieux d’apprendre que Tarokaja s’est fait volé le sabre, repart avec Tarokaja arrêter le voleur. Ce qu’ils font, mais Tarokaja est tellement maladroit et tellement bête qu’il n’arrive pas à ficeler le voleur qui s’enfuit à nouveau. Habituelle sortie de Tarokaja suivi du maître qui dit en levant son éventail pour essayer de le frapper : “Arrêtez-le ! Arrêtez-le!” Là encore, c’était très drôle. Je pense que ça doit être un courant général dans le Kyôgen en ce moment, d’apporter un peu de flexibilité aux codes pour rendre plus vivant et comique ces farces. Et ça marche ! Surtout que ça n’en perd en rien sa beauté et sa classe hors norme. Aujourd’hui, le Kyôgen était de l’école Okura, représentée par un père et ses deux fils, j’ai nommé la famille Shigeyama, avec en père : Shime, en fils aîné Motohiko et en cadet Ippey. Evidemment Tarokaja est joué par le père, Shime Shigeyama.

La nuit tombe, le Kyôgen vient de finir.

Puis vient le nô complet, le tant attendu : “Tsuchigomo”. C’est l’histoire du démon araignée avec de très impressionnants effets de scène. Dans ce nô, le démon sous sa forme humaine, puis sous sa forme d’araignée jette des filets de toile qui partent en gerbes et se répandent partout sur la scène en faisant un effet “feu d’artifice” des plus impressionnants. Là encore, comme à Tôkyô, les Kongo ont choisi un nô qui en jette ! Très visuel, très efficace. Ce n’est pas ce que je préfère, mais ça a l’avantage de vous rester éveillé et en haleine tout du long. Bien sûr, il est plus difficile d’y déceler le “Yugen” si cher à Zeami et qu’on a ressenti hier dans le Shimai des Komparu. La soirée était vraiment hallucinante. Un sacré voyage dans le temps et dans l’espace aussi. Nous regagnons le bus via Hiroshima où je passe la nuit.

Présentation des masques par un des acteurs de l’école Kongo.

Il est 23h00 quand nous arrivons – j’écris ces lignes de la terrasse de la “Guest House” où j’ai passé la nuit dans un dortoir mixte avec trois garçons dont deux français. Je prends mon plan et trouve l’Hôtel Hana assez facilement. En fait, ils m’ont attendu, pas de clé sous le compteur électrique. Je paye 2500 yens pour la nuit et laisse 1000 yens de caution pour la clé, puis monte au 5eme floor, exténué, mais vraiment ravi de l’aventure du jour. Je dépose mon sac dans le dortoir et vais m’installer sur la terrasse au frais pour fumer une cigarette et finir le compte rendu du jour. Mais un français arrive et nous engageons la conversation… il est minuit ! La suite tout à l’heure si je trouve un “Interneto Café” ou demain. Il est 14h34 heure locale, mon train part à 15h30 pour Matsuyama. Je raccroche.

Bonne journée à vous. (Il est 7jh35, c’est l’heure de se lever!!!!)

Shinkansen une fois, shinkansen deux fois et Nô à Tôkyô

Attente à la gare de Setagaya. Marquage jaune pour dire où il faut attendre le train.

Ca y est le Shinkansen est parti. Il me ramène à Kyôto où après une courte nuit, je partirai en excursion pour cinq jours. J’ai encore toutes mes affaires à préparer, un tour à “l’Interneto Café” à faire et demain le départ se fera aux aurores. J’ai rendez-vous à midi à Hiroshima. Mais revenons à cette journée…

Ce matin, après le même scénario qu’hier – réveil 3h30, puis 5h00, puis 6h00 et enfin 6h50, heure à laquelle j’avais mis mon réveil initialement- j’avale fissa un petit déjeuner fait de café et d’un gâteau aux haricots – un de mes préférés ici !- , puis je me prépare : rasage de près, mise de costume sans plis, escarpins – de toile, il ne faut pas exagérer… il fait quand même 35 degrés à l’ombre ici. Il me reste encore un quart d’heure et j’entends la voisine qui fait ses exercices de chant, il est 7h45, cela veut dire que j’ai feu vert pour un petit quart d’heure de flûte. Je m’applique, j’essaye d’établir un lien avec l’autre, là-bas, l’ailleurs et je souffle. Ma foi, je crois que je progresse un peu. Dans quarante ans, ce sera vraiment super. Comme j’ai bien l’intention de vivre au moins encore quarante années, ça tombe plutôt bien.

Ca y est, il faut y aller. Les trains ici ne sont jamais en retard au Japon, les gens non plus. Je prends le métro direction “Kyôto Station” et arrive avec une bonne vingtaine de minutes d’avance. Mon train est à 08h56, juste le temps d’aller recharger ma carte de métro pour ce soir quand je rentre, étant donné que le dernier métro est 23h48 et que mon train arrive à 23h20, je préfère me libérer de ça maintenant. Je vois un guichet, mais manque de bol, il est de l’autre côté du tourniquet et ma carte de métro est vide. Je demande à un contrôleur si je peux passer pour acheter une nouvelle carte, mais ce dernier, après s’être excusé poliment, m’envoie à l’autre bout de la station. “Voilà que je vais finalement être en retard ! “ Je peste ! C’est quand même spécial de mettre des guichets derrière le tourniquet et pas de l’autre côté !!! Je trouve finalement la machine en question, effectivement à l’autre bout de la gare, achète une recharge de 1000 yens -4 voyages-, puis file retrouver mon Shinkanzen. Oups !!! Non, pas tout de suite ! Il faut d’abord acheter les billets pour demain matin. Mais c’est mon jour de chance, pas de queue et en plus le monsieur au guichet est rapide. Voilà, tout est bouclé, je monte dans mon Hitari Shinkansen, gamme du mil.ieu au niveau vitesse, mais gamme supérieure des heureux porteurs du Japan Railpass qui permet de voyager sur tous les trains de la Japan Rail, la JR(cf premier jour). Je profite du voyage pour revoir mes hiraganas et katakanas que je connais moins – les deux syllabaires japonais qui agrémentent les Kanji. En effet, les livrets de Nô et de flûte sont soit en Kanji, soit en Katakana. Moi qui croyais que les Katakana étaient réservés aux mots étrangers ! Non, point du tout… avant tout, les katakanas sont le syllabaire réservé aux hommes, donc par la même occasion sert au Nô. Une fois arrivé à 100 % de reconnaissance avec mon Ikana – logiciel su mon iphone pour apprendre à reconnaître et à écrire les deux syllabaires -, j’en profite pour travailler ma partition d’Utai et pour revoir les quelques mots incontournables pour l’étiquette.

Vision de Shinkansen à Shinkansen, une gare entre Kyôto et Tôkyô…

Il est 11h47, me voici à Tôkyô. J’ai rendez-vous avec Vincent, Vincent Guenneau, le français recueilli par Maître Kenshu Kano, il y a 15 ans et qui nous a reçu avec Elise l’année dernière à Tôkyô. Il a décidé de m’accompagner voir ce programme de Nô assez surprenant. Mais avant tout, il s’agit de trouver un appareil photo tout petit et de bonne qualité pour combler la faible de mon téléphone japonais. Vincent m’emmène dans le quartier de l’électronique : Ashihakara. Ca l’est, effectivement ! A la sortie du métro, un immeuble entier renferme un de ces méga-centres où l’on peut trouver tout ce que l’on souhaite. Ici, ce méga-centre est dédié à l’électronique. A l’entrée, une voix en quatorze langues ressasse que c’est le plus grand magasin d’électronique au monde et aussi le moins cher qui existe. Vincent m’emmène au rayon… enfin, je veux dire, à l’étage appareils photos et me montre ce qu’il a trouvé la veille en cherchant sur internet, dans la fourchette de prix que je lui avais annoncé et avec les impératifs de langue, comptabilité, etc. Il a élu le canon IXY 210 IS pour être exact. De toute façon, on est pressé, on a un spectacle qui nous attend et je ne suis pas là pour faire du shopping. Je regarde l’appareil, il est tout petit, c’est ça qui est important. Je le prends pour aller le payer, mais Vincent m’arrête ! “Non, non ! Pas ici… ici, c’est pour choisir. Dans la rue là-bas derrière, tu as le même 6000 yens moins cher.” 6000 yens moins cher que le moins cher des magasins d’électronique du monde à un pâté de maison ? Décidément, ils sont fous ces japonais… Je le suis et nous voilà dans les petites rues si typiques du Japon. A quelques pas des immenses buildings surchargés de monde, de son et de lumières qui clignottent, c’est comme si on se retrouvait 50 ans en arrière, avec d’un coup, plus personne, du silence, des pilonnes électriques qui donnent l’impression qu’ils vont s’effondrer d’un instant à l’autre. C’est ça la magie de Tôkyô… je trouve. Mais revenons à notre boutique. Elle est là dans cette rue miteuse, quasiment invisible. Il y a juste un comptoir, aucun appareil exposé, mais par contre, des piles et des piles de cartons. Il lui donne la référence de l’appareil, la vendeuse tourne le dos et récupère un petit carton dans le tas. C’est ça ! et effectivement 6000 yens moins cher ! J’achète… Il est 12h45, nous sommes censés être au théâtre à 13h30 et nous n’avons pas mangé. Le temps presse. Vincent suggère qu’on aille jusqu’à la station Setagaya – là où est le théâtre national de Nô – et qu’on avise du temps qu’il nous reste à ce moment-là. Nous reprenons donc le métro et débarquons à la station Setagaya que je connais. C’est drôle, mais je n’ai que très peu oublié cet endroit. “Qu’est-ce que tu veux manger?”, me demande-t-il. “Des SUSHIS !!!”. Mais l’idée ne semble pas l’emballer. Ok, tant pis ! C’est pas encore pour aujourd’hui, mais ça viendra. “Comme tu veux, Vincent. Je te suis.” Il nous dégotte un de ces petits resto dont il a le secret où nous mangeons bien et pour presque rien. Du style 400 yens par personne, mais pour un vrai repas, fait de riz, de légumes, de raviolis à la crevette, d’une soupe. Ouah ! C’est bon… je l’avais presque oublié ! “Mais pourquoi tu veux qu’on soit au théâtre à 13h30, ça commence à 14h30, non ?” “Oui, mais c’est Rebecca qui m’a dit…” “Ah ! Ok… on a le temps alors !” Du coup, on mange tranquillement, c’est pas mal non plus.

Le Patio du Théâtre National de Nô… un petit paradis… fumeur !

Il est 14 heures quand nous arrivons au Théâtre. C’est bondé ! C’est qu’aujourd’hui, comme je vous le disais plus haut, c’est particulier. En effet, chaque école est présente : les Kanze et les Kongo présenteront des Nô complets, les Hosho, les Komparu et les Kita présenteront, eux, des Shimai – danses du Shite, le personnage principal du Nô, vous vous souvenez ?. Bien sûr, il y aura aussi un Kyôgen, histoire de se détendre un peu, présenté par l’école Izumi-Ryu. Ca promet !!! Je réentre dans ce théâtre avec un réel plaisir. C’est ici qu’est le patio à ciel ouvert que je voudrais reproduire dans l’Etoile du Sud pour y installer le Théâtre Nô d’Aix-en-Provence. Il y a toujours le stand Kanze où l’on peut tout acheter, du masque à l’éventail, en passant par les pièces de tissu et tous les livrets – textes du répertoire du Nô. Il y a aussi le libraire à qui j’avais laissé 7000 yens l’année dernière qui vend des dvd, cd, livres, tout, tout, tout ce qu’on peut trouver sur le nô et même quelques ouvrages en anglais -j’ai l’adresse de son site internet, si vous voulez. On file se réserver des sièges en y déposant nos affaires. On sera sur le côté, à moins d’un mètre du pont. C’est une bonne place, relativement bonne. Pendant quelques instants, nous pourrons voir les masques de très près, ce qui aujourd’hui avec la présence du Iemoto Kongo devrait valoir le détour. En effet, dans ces cas-là, quand les Iemoto jouent – les Iemoto sont les grands maîtres des différentes écoles, les seuls à savoir tout les secrets sur chaque pièce, chaque chant, celui par lequel chaque membre rattaché à sa famille doit obligatoirement passer – les masques sont ceux de la famille en question, mais les originaux, pas les copies qui circulent habituellement, ainsi que les costumes. Ce sont ce genre d’occasion qui permettent de voir des nôs complexes avec beaucoup de personnages ou des effets de scène importants. Comme c’est le chef, on ne mégote pas sur les dépenses pour la plus grande joie du public.

Deux acteurs dans leur tenue de scène qui accueillent le public à l’entrée du Théâtre

Mais passons les choses dans l’ordre. D’abord les Kanze ! En général ceux qui ont joué les nô qui m’ont le plus touché. C’est donc avec excitation que je les attends aujourd’hui. Arriverais-je à partir voyager de cet autre côté comme à chaque fois que je les vois ? En plus, Vincent me dit que celui qui sera le Shite est le “Monsieur Nô” du moment, celui qui tourne le plus à l’étranger ; un shite très populaire. Il n’est pas de la branche Kanze directement, mais fait partie de la famille Imewaka qui s’est alliée aux Kanze, préférant cette alliance que de se voir disparaître. Alors ? Alors… rien du tout. Enfin si, la musique est comme toujours chez les Kanze, une pure merveille, en particulier la flûte jouée par Fushita Jirô. “C’est ça que je veux faire quand je serai grand !” Mais le Shite est une calamité ! Une espèce de gros bonhomme court sur patte qui s’écoute jouer tel un occidental et peine à essayer de donner l’illusion qu’il fait vivre ce magnifique masque de type Ko-Omote (masque de jeune femme) – je dis de type, car je n’en suis pas sûr, le masque que porte Imewaka Rokuro me semble plus aigue, plus mature… à vérifier, si vous savez lire le japonais. Je finis par m’endormir et abandonne “Hashitomi “à son triste sort – Hashitomi est le nom de la pièce, sûrement aussi le nom de la femme ?… je ne sais pas.

Okina Haku-Shiki, Masque de la Collection Kanze – 10 ème siècle – Sculpté par Miroku

Puis arrive le Kyôgen, enchaîné avec le premier nô comme d’habitude. C’est “Kazumo”, l’histoire de l’esprit du moustique. Du coup, on a même la chance d’avoir un masque de Kyôgen sur scène – et oui, l’esprit du moustique est masqué. C’est tordant… si, si, vraiment. Ils jouent de façon très théâtrale. Avec des mimiques très marquées, des effets de voix. Le masque du moustique faisant un combat de Sumo avec le maître et s’affublant à l’occasion d’une espèce de paille qu’ils coincent dans la bouche du masque pour signifier la trompe du moustique est vraiment très drôle. Je passe vraiment un bon moment, la salle aussi d’ailleurs. Sauf Vincent qui trouve qu’on s’écarte trop du Kyôgen. Il me dit qu’apparemment même dans le texte, ils se sont permis des adaptations pour rendre la pièce plus contemporaine. Mais n’est-ce pas là ce que devrait être le kyôgen ? Comme il avait été du temps de Zeami ? “Farces Improvisée” ! Personnellement, je le pense. La salle aussi d’ailleurs salue chaleureusement ce moment vraiment fort, populaire et en même temps très stylisé, universel. Super !

Ko-Omote – Masque de la collection Kanze – 17 eme siècle – Sculpté par Yamato

Pause de vingt minutes…. le temps d’aller fumer une cigarette et d’aller boire un “Black”, café glacé noir et sans sucre – sinon ici le café est au lait et tellement sucré qu’on croirait un sirop ! Puis c’est le moment des shimai. Trois interventions courtes – le temps de la danse dans le nô est souvent très court, c’est l’histoire de 5 à 10 minutes. – où l’on peut discerner un peu les spécificités de chaque école, même s’il faut essayer d’éviter d’établir son jugement sur un instant, surtout quand on sait les différences qu’il peut y avoir suivant les interprètes, les pièces même. Mais je reconnais tout de suite le style Kita, incisif, précis, un peu martial. Très joli à voir, très efficace. Dans le choeur qui chante derrière le Shite, je reconnais Ryoichi Kano, le fils de Kenshu Kano. Les Hôsho, représenté dans le rôle du Shite par le fils du Iemoto : Kazuya Hôsho, donc par leur futur maître, sont un peu dans le mêm style que les Kita. Le fait que ce soit un jeune qui danse et qu’en plus ils aient choisi une pièce de Démon renforcent cet effet. Enfin, les Komparu avec Yasuyuki, le Iemoto Komparu – ils sont basés à Nara, là d’où Zeami vient, là où il y aurait aussi sa tombe -… et là, se passe quelque chose ; le chant est très étrange tellement il est mélodique, mais la danse… la danse a quelque chose de fragile, de maladroit sans maladresse, de saisissant, de touchant. On dirait que les mouvements sont faits à moitié, qu’ils ne coûtent rien, mais on comprend vite que ce n’est pas si simple. Sûrement là le moment le plus fort de la journée pour moi.

Ko-Beshimi – Masque de la collection Kanze – 13eme siècle – Sculpté par Shakuzuru

Puis arrive le moment tant attendu, le Nô présenté par les Kongo, avec le Iemoto en Shite et mon maître, Udaka Michishige, en chef de choeur. Il s’agit de “Ôeyama”, nô que je n’ai jamais vu et à vous dire vrai, j’en prends plein les yeux. C’est un nô très spécial où les Kyôgen sont deux et ont un rôle vraiment important – ils sont comme les premiers très très drôles -, où les waki sont six, entrent et sortent, puis reviennent armés. L’esprit apparaît deux fois, dont une sous la forme d’un démon de type dragon qui surgit d’une maison amenée sur scène par deux aides de scène pour défier les Waki. Après en avoir terrassé 5, il se fait tuer par le sixième. Voilà le shite qui fait une roulade de type “premier cours d’accrobatie” et s’étale de tout son long avec son masque, avant de se relever pour sortir. Le Iemoto a une voix incroyable – comme le choeur d’ailleurs – , les Kyôgens sont excellents, les wakis très bien, mais la danse a du mal à m’emmener. Les déplacements du Iemoto Kongo sont lourds, il fait beaucoup de bruit… lui aussi devrait se mettre au régime ! C’est dommage. Il n’empêche que je n’ai pas lâché un instant, tellemnt l’histoire était pleine de rebondissements, tellement les costumes étaient fastes, les masques d’une facture incroyable et les voix vraiment très bien portées.

Le coin fumeur… en gare de la Tôkyô Station

Il est 18h45, nous sortons d’une après-midi riche et qui a le mérite d’avoir encore un peu élargi le champs de ma compréhension nôistique. Je bois un dernier café avec Vincent et lui donne rendez-vous pour le 9 -date de notre retour à Tôkyô pour le stage de Kyôgen- et file prendre mon Shinkansen à la gare de Tôkyô.

Il est 21h55 et 14h55 chez vous, fin de la transmission…..

P.S. Et alors ces élections à Aix, ça donne quoi ?

Festival de Gion, Utai, Shimai et… cuite au pamplemousse

Détail d’une des tapisseries de la Gion Matsuri – On les trouve sur les différentes faces des chars.

Il est 13h33 chez vous et 20h33 chez nous, enfin chez eux…

J’ai du mal à récupérer du décalage horaire, je flotte entre deux eaux et m’astreins à m’en tenir à mes objectifs et à ne pas plonger sous la couette faire quelques tours de cadran en espérant me réveiller un matin, fringant ! Et puis beaucoup de questions se posent, le Japon et la solitude y sont propices. Alors je flotte. Me tenant aux rampes de mon devoir, mais acceptant qu’il en soit ainsi.

Une des statues dans son « hall d’attente » avant le grand tour de char de la Gion Matsuri

Ce matin, réveil à 5 heures – non, il n’y avait pas classe d’Aikido – , puis à 6 heures et enfin à 7 heures où je décide de rendre les armes et de me lever. Je voudrais aller au château de Nijo, le Prince Nijo. Je ne sais pas s’il s’agit du même que celui qui a pris en charge l’enseignement poétique et littéraire de Zeami, mais il en porte le nom. Le problème avec les Princes, c’est qu’on a des chances de se tromper et en même temps c’est difficile de leur demander : « c’est quoi ton petit nom ». Non, avec un Prince ça ne se fait pas ! Nous verrons bien !

Je prends mon petit déjeuner, en profite pour avaler quelque chose, m’apprête à partir quand, tout à coup, je réalise que demain je serai à Tôkyô pour une représentation de Nô et que donc… je vais rater le festival de Gion : “Gion Matsuri”, dont le final a lieu demain. D’autant plus que j’ai serpenté mainte fois dans les rues de ce quartier lors de mes lectures. Non, c’est trop bête ! Je vais au moins aller voir les différents chars et les différentes reliques, il doit y en avoir une trentaine, dont cinq ou six en rapport avec les nô -soit directement, soit en lien avec certaines histoires ou personnages qui ont été repris par le Nô. Château, tu m’attendras, Gion me voilà !

Enfin, me voilà… du coup, j’ai un peu plus de temps et je décide de travailler mes exercices de flûte avant de partir. C’est mieux qu’hier, mais c’est toujours moins bien que demain. Décidément, j’adore cet instrument. Il est vraiment particulier. Saoulé comme la veille , je prends mon vélo direction Gion.

En modèles réduits, ça permet de vous montrer quelques chars de la Gion Matsuri

C’est une cohue sans nom avec des échoppes ambulantes de partout – c’est là qu’on se rend compte que les rues ici sont vraiment très étroites. Mais l’humeur est bonne, les gens sont souriants, les photos fusent, les queues s’allongent, les cyclistes abandonnent leur monture pour entrer dans le foule, c’est Gion au moment de son festival comme il a dû l’être depuis toujours. Je fais le tour des chars. Les tapisseries qui y sont suspendues sont de pures merveilles, certaines vraiment très anciennes, d’autres plus récentes, quelquefois même des créations. A côté de chaque char, il y a une échoppe ou une maison qui est devenu, le temps des préparatifs du festival, la demeure des saints, divinités ou autres démons qui prendront place sur les chars pour le défilé qui aura lieu demain. Les statues sont très belles. Les gens viennent, se recueillir devant, font une photo, une prière et laisse une petite pièce ou une offrande. D’ailleurs toutes les marques d’alcool sont de la fête. Devant chaque char ou chaque relique s’étalent des tonneaux de saké et de bière. Il y a aussi des photos d’équipes de sport, des ballons signés pour gagner le prochain match. C’est que les dieux ici sont partout, présents pour chacun. Au cas où – on se sait jamais – je fais une petite prière devant la statue de Ashikari et laisse une petite offrande. C’est lui qu’on vient voir pour “Harmony Between Husband and Wife”. 😉 De plus, il porte le costume le plus ancien qui est encore en circulation sur le festival : il date de 1537. On peut voir là où est l’autel – la salle d’attente, quoi ! – la première tête de Ashikari qui date elle aussi de cette époque là, mais qui a été remplacée par une autre, pour la préserver des méfaits du temps.

Le Kimono de 1534, plus vieille pièce du Gion Matsuri – Tenue de Ashikari Yama

Quand je sors de Gion, j’ai la tête qui tourne. Je profite d’être sur la Shijo – Dori pour m’acquitter d’une tâche : acheter un sac pour mon nouvel éventail. L’éventail dans le Nô est comme le sabre pour le samuraï, c’est le représentant de l’âme et de la voie. On doit toujours l’avoir sur soi et en prendre un soin extrême… donc sac obligé ! On appelle cela un : “Shimai Ôgi Bukuro”. Le magasin que m’a indiqué l’allemand hier, au cours de Shimai, est dans cette rue, dans une vieille galerie marchande qui est juste au croisement de la rue Shijo et de la rivière Kamo. C’est l’histoire de quelques minutes pour choisir parmi tous ces ôgi ! Il y a là de magnifiques éventails, mais c’est trop cher… entre 15 000 et 45 000 yens – de quoi me faire un joli cadeau d’anniversaire – à bon entendeur, salut ! Je profite d’avoir encore quelques instants pour aller faire un tour à la « Gallery of Kyoto Traditional Arts & Crafts » qui est sur ma route. Il s’agit, en fait, d’un magasin de luxe, doublé d’une salle où l’on peut voir des artisans oeuvrer. Il y a de magnifiques objets. On passe, on rêve, on sort !

Un plat… laqué de noir, évidemment. Gallery of Kyoto Traditional Arts & Crafts

Viens alors l’éternel et non résolu problème du repas… “Bento, Obento”. Un vendeur ambulant scande sa jolie chanson de vendeur d’Obento – panier repas traditionnel japonais – et capte mon attention. “Allez ! Plutôt que de ne rien manger, essaye un Obento. En plus, tu le manges chez toi ! Si ça te déplaît, tu ne le manges pas.” C’est dit, c’est fait. Je lui achète un Obento – 400 yens – et file à la maison manger et me préparer pour mon second cours de shimai et d’utai. J’ai l’impression qu’il y a plusieurs choses dans ce panier repas ! Peut-être même un dessert ?! Je pose vite mon vélo, fait le tour de clé et ouvre le sac à surprises…. Padam ! C’est du riz préparé et quelques légumes marinés… ça à l’air délicieux. Dans le sac… un oeuf ! Ah non ! Ca suffit avec les oeufs maintenant ! Heureusement le vendeur d’Obento a pensé à moi et m’a laissé le choix. L’oeuf au frigo, à faire cuire une prochaine fois. Je mange mon Obento, c’est drôlement bon ! 13h15 ! Il faut filer. Je prends mes affaires et décide d’aller à mon cours de Shimai en métro pour être sûr d’être à l’heure. Mais le métro vient de passer et il me faut attendre le prochain qui est 10 minutes plus tard ! Rrrrrrr…. Finalement j’arrive just in time.

Le vendeur d’Obento et sa magnifique chanson – Quartier de Gion

Aujourd’hui, je suis tout seul, pas d’allemands en vue. Je n’ai rien contre les allemands, mais je préfère l’intimité du face à face. On prend le temps de boire un petit thé et hop, c’est parti. A nouveau, échauffement vocal, Umai et Shimai. Mais aujourd’hui on avance. On travaille l’ouverture de l’éventail avec la danse en même temps. Il se passe un instant où je pars vraiment ailleurs. Comme si j’étais vingt mille lieues sous les mers. Le temps passe trop vite ! Il est 15 heures, Rebecca me donne les dernières consignes. Pour le voyage à Tôkyô, pour celui à Hiroshima et à Matsuyama. Je rentrerai demain soir dormir à Kyôto, mais je ne reverrai pas Rebecca avant mercredi ou jeudi prochain, car mon train pour Hiroshima est tôt le samedi matin.

Toute ressemblance avec R2D2 est seulement pour faire plaisir à Raphaël – Gallery of Kyoto Traditional Arts & Crafts

Avant de partir, elle me prête un sac de couchage. Oui, parce qui si à Hiroshima je suis à l’hôtel, à Matsuyama, je dormirai dans le Shikibutai de Maître Udaka. Je vais donc vivre avec lui pendant quatre jours ! Je ne vous dis pas l’angoisse…. déjà que je n’arrive pas à aller aux toilettes quand il y a quelqu’un que je ne connais pas dans la maison, alors là… ça va être une épreuve terrible !!!! En même temps, j’ai hâte grave. Suivre Udaka Sensei et vivre avec lui, ça risque d’être une expérience marquante, je pense. Surtout que durant notre séjour là-bas, il est censé aller à un temple avec lequel il est lié pour réparer de très anciens masques.

En sortant du Shikibutai… voilà comment les japonais traitent Mr Ronald !

Bon… il est 15h30 – et oui, parfois je prends le temps de souffler . Là, j’ai bu un café et fumé une, non, deux cigarettes- je rentre. Arrivé à la maison, je me refais un petit coup de flûte en passant et me vient la soudaine envie de retourner voir le « Zeami Inori Shrine ». Je prends mon vélo et file là-bas. Je m’installe devant l’école et me met à écrire. Je cherche à entrer en contact, mais rien ne se passe. Alors je fais le tour du pâté de maison, je retourne dans le petit temple où j’étais allé l’autre matin à l’aube. je cherche des traces, des signes. Mais rien. Je retourne à mon vélo. C’est jour de fête aujourd’hui, en plus de mon Obento, je me suis acheté une boisson écrite tout en japonais où est dessiné un pamplemousse et un citron. Vu que c’est le jour des essais, on essaye ! Je m’assieds sur le trottoir face à l’école, je commence à boire. Drôle de goût ! Un peu piquant, mais bon, c’est le Japon, il faut s’accoutumer. J’adore le pamplemousse, alors je vais pas faire le… hips…. difficile ! Oui, oui, vous avez bien compris ! La dite boisson que je suis en train de boire pour mon goûter, moi qui ne boit pas une goutte d’alcool, est alcoolisé. Je vois sur le côté de la boite : 8°. Avec cette chaleur, la fatigue, le fait que je ne bois presque jamais, je suis… saoul ! Je reprends mon vélo tant bien que mal et vole jusqu’à la maison en zigzagant, prêt à m’endormir à chaque feu rouge. Hips… fait mon klaxon ! Hips… font mes yeux. Ouf ! J’arrive enfin… je pose ce foutu vélo, j’entre et m’effondre sur mon lit… je dors !

Devant un des temple de la « Kanze Town », un arbre creux qui fait des feuilles, des fleurs… à peine croyable !

Réveil brutal ! Il est 19 heures ! J’ai encore raté l’Aikido ! Je suis cuit, mais j’ai faim. En plus, j’ai vu sur le chemin un resto qui vend des plats avec du poisson, avec même des sashimis de thon. Je retourne tant bien que mal jusque là-bas et commande ce simple plat : 6 tranches de sashimi et du riz. Je me régale !

Pas de sashimi à montrer, donc une tenture vue dans les rues de Gion.

S’il n’y avait pas ce kimono qui attend dans ma chambre, je crois que je laisserai tomber les cours d’Aikido sur le champs – déjà que je ne vais pas le voir de la semaine ! Mais non, il faut lutter contre ça aussi. Rater un cours, cela n’est pas grave – surtout qu’il ne m’attendait pas, étant donné que je ne savais pas mon programme avec Rebecca- il faut faire face, arrêter les jus de pamplemousse et tout ira bien !

La grande classe ! Un vélo de la marque « Fromage ». Les noms typiquement français, les japonais en raffolent. Si, si, c’est étrange, mais c’est ainsi.

Le poisson m’a fait du bien, la griserie est partie. Je prépare mes affaires pour demain, envoie un message à Vincent que je vais retrouver demain à Tôkyô et qui vient avec moi voir le Nô au Setagaya, le théâtre national de Nô de Tôkyô . A mon avis, il y aura beaucoup de monde, étant donné qu’il s’agit d’une journée de Nô particulière. En effet, toutes les familles de Nô y joueront. Ouverture des Kanze, Shimai des Hosho, Kita et Komparu et un second nô par les Kongo. Mais je vous parlerai de tout ça demain. J’aurai le temps du train pour vous écrire.

Allez ! Avec un peu de chance, je vais croiser Rose et Elise à l’”Interneto Café”, il est 14h45 à Greenwitch et 21H45 ici… fin de transmission.

Shimai, Utai et Yoshimitsu… l’amant et ami de Zeami

Plancher chantant sous les pieds. Le chant d’un millénaire à fleur de peau. Toji-In

Il est 20hoo ici et 13hoo chez vous, je rentre d’une journée longue, riche.

Ce matin, le réveil était réglé sur 05h00. Et oui, il y avait une classe d’Aikido, la seule du jour, à 07h00. Mais c’est sans compter sur ma veille de la veille et le décalage horaire. Quand j’ouvre les yeux, il est 7 heures, le soleil est déjà haut dans le ciel. C’est raté pour l’Aikido aujourd’hui. Jacques l’avait prédit – le prof d’Aikido ! Je me réveille difficilement et décide de travailler la flûte. J’attends que tout le monde soit réveillé – au dessus de la pension, il y a une famille ; je vois les enfants sortir les uns après les autres pendant que je prends mon petit déjeuner sur la terrasse – une marche d’escalier devant la porte – et quand je vois la mère sortir enfin, je file dans ma chambre. C’est fébrile que je sors la flûte. La flûte dans le Nô est vraiment un instrument magique. C’est la voix des dieux et des démons ! Je la salue, fait le cérémonial et tente de reproduire la partition que le maître m’a laissée. J’écoute la boucle jouée par le maître sur mon iphone et j’essaye de la reproduire, ce qui est loin d’être aisé. La tête me tourne, il est 10h00. De toute façon, il y a certaines choses que je n’arrive pas à comprendre. Je verrai cela avec Rebecca tout à l’heure lors de ma première classe de Shimai et d’Utai – Danse et chant dans le théâtre Nô.

Je voudrais faire tant de choses et en même temps, il faut jouer avec un timing assez serré. Mon rendez-vous avec Rebecca est à 15 heures. Je voudrais voir quelques temples liés soit à Zeami, soit à Yoshimitsu – le shôgun qui régnait à l’époque de Kanami et de Zeami-, l’Institut Franco-Japonais du Kansai, appeler Franck, le chorégraphe de Kubilai Kahn qui est en résidence à la Villa Kujoyama et il me faut écrire, me tenir à cet exercice quotidien que je me suis promis et à vous, par la même occasion. Il est 11h quand je quitte la maison avec mon ordinateur sous le bras, riche d’une nouvelle journée en magasin. Je file à “L’interneto Café” pour transférer tout ça. Verrais-je Elise en ligne, sur Skype ? Ca m’étonnerait, chez nous il y a 7 heures de moins et donc vous faites encore dodo. Je choisis les photos du jour dans un maigre panel – la veille, je vous rappelle que mon téléphone est tombé en panne de batterie dans l’aprem – et met tout ça en ligne. Il est 12h et il faut que je m’active si je veux pouvoir faire un peu de ce que je me suis promis. Mais je suis fatigué, très fatigué, donc j’y vais sano…. tranquille ! Je repasse par la Casa pour déposer mon ordi qui a fini sa journée et prends à la place mes affaires pour ma classe de Shimai et d’Utai, à savoir : éventail, tabis, tenue de travail, cahier. Sans oublier de prendre la flûte et mes notations pour tenter d’y voir un peu plus clair avec Rebecca. Le temps file. Je décide de remettre à plus tard ma visite de l’Institut Franco-Japonais et tente d’aller au Shikokuji Temple, un site en lien avec Yoshimitsu. C’est l’histoire d’un petit quart d’heure de vélo.

Une partie du Shujokiji Temple… plan à l’entrée sud du site.

C’est immense ! Je n’y comprends pas grand chose… au milieu des jardins et des vieilles bâtisses et temples, il y a des voitures. Comme si des gens habitaient sur ce site, habitaient des maisons de l’époque des Ashikaga ? Ou ce sont des bureaux ? Je n’arrive pas à savoir, mais c’est assez surprenant. L’avantage c’est qu’on peut traverser le site à vélo. Et je ne m’en prive pas. Je me promène un peu, descend de vélo pour marcher au milieu de ces arbres plusieurs fois centenaires, découvre des bâtiments d’une facture vraiment imposante – plus que tout ce que j’ai vu au Japon jusqu’à présent – puis file…. à la française. Il est 12h45, je vais tenter d’aller voir le Toji-In temple qui semble loin, mais qui renferme les statues des Ashikaga, donc celle de Yoshimitsu, le 3eme shôgun Ashikaga, amant et ami de Zeami, celui qui a fait des Kanze ce que nous savons. Je file au plus vite de ce que mon vieux vélo a dans le ventre et traverse en ligne droite une bonne partie de Kyôto, d’est en ouest. Passé le dernier grand axe Nichi-Oji Dori – la rue Nichi-Oji-, le paysage change subitement. On se croirait presque à la campagne ou encore dans un temps plus reculé. Un peu comme hier quand nous sommes allés rencontrés Saco-Sensei. J’adore cet endroit, vraiment ! Je ralentis, malgré le temps qui continue d’avancer inexorablement. Je m’arrête, fais quelques photos. Et chemin faisant, j’arrive au Toji-In temple.

Sur la route du Toji-In Temple… autre âge, autre temps, autre Kyôto

C’est un endroit isolé, au sommet d’une petite colline, hors de tout, hors du temps ; magique, magnifique, ensorcelant, envoûtant, un de ces endroits où je voudrais passer ma vie, juste là, assis, à contempler ces jardins si savamment agencés qu’ils en semblent naturels ! Une vraie merveille. Que dis-je… La merveille ! Oui, je voudrais que tout s’arrête, maintenant. Que le temps se suspende et disparaître entre deux lattes de plancher. Juste ça. A l’entrée, on se déchausse et se défausse, par la même occasion, de 500 yens. C’est si bon le contact de ce bois tant de fois centenaire sous les pieds.

Le plancher chantant du Toji-in Temple

La dame de la caisse m’emmène – je lui ai demandé où était le buste de Yoshimitsu : “The wooden statue of Yoshimitsu, Ashikaga Shôgun ». C’est une très jolie vieille petite femme, souriante et avenante. Elle m’arrête. “There is the singing wooden floor”. Nous passons dessus tous les deux, les planches chantent leur chant presque millénaire sous nos pieds. C’est presque un chant d’oiseaux… je ne sais pas quelle est son utilité et je suis tellement emporté par l’endroit que je ne lui demande pas, peut-être est-ce pour entendre les ennemis approcher ? Moi, je préfère croire que c’est juste pour le pouvoir du son, sa beauté et le calme que cela apporte de prendre conscience qu’on fait chanter un plancher à chaque pas. Nous sommes au bout du plancher, nous passons une passerelle et nous arrivons dans la chambre aux statues. Tous les Ashikaga sont là, côte à côte. Les bons et les méchants, les grands et les moins grands, même un jeune shôgun mort à 12 ans assis à côté de son père, son père qui est celui qui a finit de détruire Zeami : Yoshinori, celui qui l’a banni sur l’île Sado et a placé à son poste de chef des Kanze, le fils adoptif de Zeami, Onami, par ailleurs son amant. A sa gauche, Yochimochi, autre fils de Yoshimitsu qui vouait une jalousie sans bornes à Zeami, par les liens étroits qui unissaient Zeami et Yoshimitsu. Et là, dans l’aile centrale : Yoshimitsu ! Avec des yeux plus vrais que réels, faits comme toutes les autres statues des différents shôguns, dans de l’ivoire ou une matière qui donne un éclat si présent, si réel à leurs regards. On voit tout de suite quel grand homme il a dû être. Il est vif, profond, serein, presque un peu triste comme le sont souvent ceux qui se sont intéressés de près au monde. Yoshimochi semble, lui, un peu lourdaud, fat, pas très futé, ni très présent. Yoshinori, par contre, est très beau. Trop peut-être. Mais on sent sa violence, la dureté de son regard, un sentiment de supériorité.

Le jeune shôgun mort à 12 ans, fils de Yoshinori

Le méchant et pourtant très beau Yoshinori Ashakaga, 6eme shôgun, amant de Onami
Yoshimochi, le 4eme shôgun Ashikaga, fils du bien aimé Yoshimitsu

Et Yoshimitsu, 3eme Shôgun des Ashikaga, ami et amant de Zeami

La femme me laisse seul. Je reste un moment face à Yoshimitsu. Je laisse le vague se faire dans mes yeux et croit un instant le voir s’animer. Je l’imagine avec Zeami, ici, dans ce temple, admirant le jardin tous les deux et discutant de poésie et d’art. Il est 14h, je ne peux plus rester. “A très vite Yoshimitsu !”. Je dis à la dame que je reviendrai. Je n’ai même pas pris le temps de boire le thé sur un tatami face au jardin comme ce couple d’anglais, mais je dois vraiment y aller. J’ai rendez-vous dans une heure à l’autre bout de la ville.

Un des jardins du Toji-In Temple – Face au plancher chantant

Je file, je fonce, je peste – ici, les gens en voiture ne sont pas vraiment des gentlemen ou alors quelque chose m’échappe. Je prends la Marumachi dori, salue la maison de Zeami au passage, passe derrière le jardin Impérial, traverse la rivière Kamo et remonte vers le nord. Je prends des photos à la volée sur mon vélo, en roulant à toute allure. Les bords de la rivière Kamo sont impressionnants. Même là, ils sont passés ! Pour mettre des pavés à certains endroits et que l’eau en tombant fasse du bruit, faisant un jardin à tel endroit, aménageant un espace à tel autre. Je me fais la réflexion que tout ceci est impossible à rendre en photo, vraiment impossible. Parce que tout ici est une photographie et que photographier des photographies, ça ne peut pas marcher ! Il est 14h45, j’arrive enfin . Je m’arrête au Ministop – petit magasin comme il y a partout, mais absolument partout – et m’achète de l’eau et une boisson de sportif pour avoir de l’énergie. C’est vrai… je n’ai pas mangé, je sais. Mais je n’arrive pas à trouver de restos qui me donnent envie. Les odeurs sont trop fortes, les goûts trop, trop. Je veux des SUSHIS!!!!!! Mais à Kyôto, je n’en trouve pas. En tout cas, pas pour l’instant et pas sur les chemins que je prends. Mais cela viendra. Il faudra bien que je me mette à manger un peu ;-).

« Je prends des photos à la volée sur mon vélo… »

Rebecca est déjà là. Elle me reçoit et commence par m’expliquer dans les règles de l’art tous les us et coutumes de l’étiquette. Tout ce que je dois faire et ne pas faire en présence des Maîtres. Les formules à savoir, comment on entre sur le Butai – la scène de Nô-, etc. Elle me parle aussi de la méditation qui est très importante pour maître Udaka et m’offre un thé vert et une sucrerie d’été qui est délicieuse. Puis deux élèves allemands venus étudier à Kyôto arrivent. C’est l’heure de monter sur la scène.

Le « Shikibutai » – à traduire par butai de répétitions, i presume de Udaka Sensei à Kyôto

Nous commençons par des exercices d’échauffement vocal, puis nous passons debout et travaillons les déplacements. Enfin, elle nous donne notre premier “texte”. Il s’agit d’une transcription en romagi – traduction du japonais en écriture latine- d’un extrait de « Oimatsu », une pièce écrite par Zeami, basée sur l’ancienne légende du « Pin volant ». Le texte est un extrait du moment de la danse de l’esprit du pin. Chaque mouvement de la danse porte un nom, c’est un kata qui pourra se retrouver dans une autre pièce.

Nous apprenons quatre katas de base – c’est pour cela qu’ils ont choisi cette pièce… dedans il y a les katas de base – et aussi à ouvrir et fermer l’éventail. Puis nous retournons à la voix et au chant, assis en seiza. Elle montre, on refait. Que ce soit pour la danse ou pour le chant. Elle montre, on refait.

Voilà, 3 heures se sont écoulées – si vous voulez en savoir plus, il faudra venir nous voir à la maison ;-)- et c’est l’heure de se séparer. Je retourne à la Takaya house, ma maison en vélo, en en profitant pour flâner un peu. Mais la nuit tombe déjà. Il est 19 heures, je suis rentré.

Ah j’oubliais ! J’ai quand même réussi à aller à l’Institut Franco-Japonais du Kansai après le cours et ai réussi à récupérer les coordonnées de Franck. J’ai, du coup, rencontré une fille qui travaille à la Villa Kujoyama et qui m’a invité à aller les rencontrer et à appeler son directeur pour parler de mon travail. Peut-être demain ?

Allez, c’est l’heure. Un cigarette et à l’Interneto Café ! 14h13 chez vous.

Fue, la flûte… rencontre avec Saco Sensei et premier cours d’Aikido

« Oshirabe » , notations de mon premier morceau de flûte de nô : nogakudo fue. Par Saco Sensei

Vous venez de passer au mercredi 15 juillet et nous y sommes, nous, depuis sept heures. J’ai ouvert les yeux il n’y a pas longtemps. Tombant après ma nuit sans sommeil et la journée d’hier qui fut dense. Il est onze heures hier quand je quitte “l’Interneto Café”. J’ai eu Jacques Payet – le prof d’Aikido – au téléphone qui m’indique comment trouver un dogi pas cher et de bonne qualité – un dogi est un kimono de judo… vous savez les blancs tout simples. Ce n’est pas très loin de là. Je prends my bicycle et je vogue jusque là-bas. C’est une échoppe très typique et en même temps très moderne dans son équipement. Sûrement la Mecque des Kendo ka : la Tozandô Shop. La boutique est divisée en deux parties. Celle où l’on accueille les clients et l’autre, un atelier de confection où un maître forge les masques de Kendo – ces visières en grille pour éviter les coups sur la tête. Evidemment, en entrant, je me trompe de côté et débarque dans l’atelier. Ce qui me permet de voir le maître forger et des femmes oeuvrer à la réalisation des différentes pièces d’équipement. Après quelques minutes en leur compagnie, je passe du bon côté et commande le dogi le moins cher. Je m’en tire pour 7500 yens, ce qui n’est pas rien, mais vue la qualité de l’ouvrage et maintenant que je sais que ce sont ces petites mains qui l’ont fait, je trouve cela bon marché. Le temps d’aller avaler un plat de nouilles – Oh ! Comme je vous regrette petits restaurants tokyoites- qui baignent dans une sauce riche d’une bonne douzaine d’oeufs battus dans un jus déjà bien riche -avec le manque de sommeil, je vais vomir c’est sûr ! – et je file à la pension me laver, me raser, couper les bouts d’ongles qui dépassent pour être fin prêt pour cette première leçon d’Aikido. Le rendez-vous est fixé à 13h30 au Shiramine Shrine, à quelques rues de chez moi. Il est 13h10, je suis au rendez-vous, pimpant comme un bon aikidoka – enfin pimpant… il fait tellement chaud que je ruisselle déjà de toute part. Jacques, un petit homme au regard perçant et rieur, arrive sur un vélo tout terrain d’un autre temps. Le cours n’est pas au temple aujourd’hui – le dimanche, si ! Yes. – mais à une quinzaine de minutes d’ici. Je le suis tant bien que mal entre les trottoirs et les rues, avec ma difficulté encore bien présente de me mettre à gauche – ici, ils ont le volant à gauche et roulent en sens inverse… de vrais anglais ! – et essaye de répondre en même temps aux questions qui fusent. Nous traversons le jardin du Palais Impérial en toute trombe et nous voilà au dojo. Evidemment, pas de clim ici ! Nous sommes quatre élèves, dont deux haut gradés. Le cours commence par un échauffement assez musclé – comme la plupart des échauffements depuis que j’ai commencé la danse – et nous nous mettons face à nos partenaires. Le mien est un américain ou un anglais : Aaron. Il a reçu pour consigne de me faire faire le tour des techniques de base pour déblayer le champ de ruines qui me sert de mémoire. C’est un garçon charmant, très roux et vraiment bon pédagogue. Nous enchaînons les techniques les unes après les autres. Il a, dans sa pratique cette façon tranquille et douce de travailler, porteuse, en général, d’une grande puissance d’exécution. J’avais oublié que l’on pouvait suer autant.

Sur la route du Shiramine, mais pas le Shiramine ! Un jardinier travaille sous l’oeil malicieux d’une sorcière démon

Il est 15h30, je suis épuisé. Mes jambes ont du mal à me porter, mais j’ai rendez-vous à 15h45 au Shiramine Shrine avec Rebecca pour aller acheter des tabis – chaussons traditionnels japonais avec le gros orteil séparé – et aller à la rencontre de Saco Sensei, mon maître de flûte. Rebecca semble un peu anxieuse. Elle tient à ce que nous soyons au rendez-vous avec Maître Saco le plus tôt possible. Nous courons acheter des tabis dans une boutique improbable située dans la cour d’un pâté d’immeubles de bureaux. La dame me fait essayer plusieurs paires, repart à chaque fois me chercher la taille au dessus. Plus grand, plus grand, plus grand. Après trois allés et retours – à chaque fois il lui faut monter au dessus de la boutique par un escalier en pente raide – elle finit par être satisfaite ! “This one”. Ok ! Donc en tabis, je fais 27,5 centimeters. Rebecca ne semble pas tranquille à l’idée que je laisse mon vélo à la Kyôto Station le temps du cours. Je repasse donc en trombe à la maison, dépose le vélo, jette mon sac d’Aikido dans la maison et file la rejoindre à la “Kyôto Station” en métro. Les japonais me regardent d’un drôle d’air…. ce n’est pas souvent qu’on voit des gens courir ici – si ce n’est pour faire leur footing. Après d’interminables couloirs où courir, avec cette chaleur et le manque de sommeil, me demande un effort incroyable, j’arrive… mais elle n’est pas là! Je commence à paniquer. :“Mince ! Et si le rendez-vous n’était pas à cet “Information Center” au second floor de la sortie North… » et mon téléphone qui n’a plus de batterie… Après quelques tours des autres “informations center”, je la trouve enfin. Le point de rendez-vous était le bon, c’est juste que le bus qu’elle a pris était coincé dans les embouteillages.

un autre dragon, un petit dragon croisé au Seimei Shrine en revenant de la Tozando Shop

Mon premier cours se déroule dans l’enceinte d’un théâtre hors de la ville. Nous prenons un train, puis une sorte de métro local. Nous sommes à deux stations de Kyôto et pourtant le décor est complètement différent. Ici, encore plus qu’à Kyôto, on se croirait de retour dans les années 30. Le métro local est un tout petit train où pour accéder au quai il faut passer par les voies. Les wagons aussi sont d’un autre âge – mais pas de soucis, nous sommes toujours au Japon : ils sont rutilants, impeccables !. Cet endroit est délicieux, comme dans un rêve. Les trente heures de veille y contribuent grandement, je pense.

Bicycle on the night ! My bicycle… beautifull, isn’t it ?

Nous arrivons… la porte coulissante nous découvre un jeune homme -quand je dis jeune, c’est 35-40 ans… comme moi ;-)- rond, au visage très présent, intelligent et aux petites lunettes cerclées de type enseignant occidental. Il me fait tout de suite une très bonne impression. Et je ne me trompe pas. C’est un homme très attentif, simple et en même temps très vif. Il nous explique qu’il travaille depuis quelques temps avec des artistes de musique classique et baroque et cherche à établir une passerelle entre la musique du nô et la musique classique. Il m’invite à un concert expérimental, le 30 juillet à Osaka. Un privilège quand on sait qu’il n’y a que 25 places ! “Comment…. Alleu…. Vous ?” “Do you speak french ?” Oui, il le parle un peu. C’est un passionné du cinéma français et il a étudié notre langue à « l’Ou-ni-Ver-seu-teu ». Il semble parler anglais aussi, même s’il laisse à Rebecca le soin de me traduire ce qu’il dit. Après un long moment de présentation, je sors la flûte que Rebecca m’a gentiment prêté pour commencer. Il me demande de souffler. Un son bizarre et strident sort. “Ok ! I can learn flute to him”. C’était le test… je suis accepté. Après ça, il sort quelques feuilles de notation et d’une écriture très soignée, m’écrit la partition de mon premier exercice : « Oshirabe ». Sur une autre feuille, il met face à chaque nom, le dessin du “fingering” – le doigté. Jusqu’à ce moment moment-là, nous étions assis -en seiza – autour d’une table basse sur un des côtés de a salle – de tatamis bien sûr. Il quitte cette place et va au centre de la pièce sur un coussin et me demande de prendre place devant lui. Il y a une toute petite table que ceux qui ont vu des récitals de nô connaissent. Je m’installe en seiza. Il m’arrête : “Can you put off your bangle ?” Quoi ? Ah oui… il veut parler du petit bracelet que Rose m’a offert pour la fête des pères, un bracelet en cordelette qu’elle a fait elle-même. Du coup, je l’enlève.

De retour de la « Kyôto Station », ligne K

Ca y est, c’est parti ! Je dis “c’est parti”, car ce moment-là est vraiment d’une autre nature. On est dans le travail, mais dans un temps et un espace dédié exclusivement à ça, un espace où le maître fait corps avec l’élève pour l’emmener sur les terres de la transmission ancestrale. Je ne vais pas tout vous décrire par le menu détail, mais en gros cela se passe comme ça : il montre, je refais, il montre, je refais. Très peu de mots sont échangés. Quand il joue, c’est magique, magnifique… moi j’essaye : PFffffff, pfffffff ! “Ok, it’s finished”. Ca a du durer entre dix et vingt minutes et je n’arrive plus à sortir un son. J’ai des crampes aux doigts avec ce doigté si différent du notre et l’esprit brouillé. Mais j’ai fait là, encore une fois, un vrai voyage… un profond voyage.

Avant de partir, il m’enregistre les phrases sur mon iphone pour que je puisse travailler avant notre prochain rendez-vous.

Le reste fut une soirée courte. Un petit repas, une douche interminablement bonne et un gros dodo.

See you.

P.S. Aujourd’hui, il fait toujours aussi chaud, mais on voit le ciel à Kyôto. Un beau ciel bleu…