Je n’ai que très peu de batterie et je ne sais pas si je prêt à écrire maintenant. Pourtant, ce serait le moment. Je suis dans le train qui me mène à Matsuyama sur l’île de Shikoku et c’est un train local, donc qui prend le temps de desservir toutes les gares, puisqu’il met trois heures pour rejoindre Matsuyama de Okayama, là le shinkansen pour faire la même distance – juste en face – met 30 minutes. L’île de Shikoku est vraiment très belle, on y retrouve ce qui fait le charme du Japon tel qu’on l’imagine. Des rizières tout du long, des arbres verts fluorescents partout, des vieilles maisons traditionnelles en bois, la mer à un pas, les petites “montagnes” que chez nous nous appellerions collines…. bref c’est magnifique et c’est bienvenue après l’épisode Hiroshima et la visite du Muséum et du Mémorial sur la première bombe atomique lancée dans l’histoire de l’humanité. Je pense à l’homme dans son avion qui a appuyé sur la gachette et libéré la bombe. Il a fait 200 000 morts en un instant et a rasé une ville complètement. A-t-il eu un accès de conscience ? Etait-il excité à l’idée de s’être vu remis cette importante mission ? A-t-il réalisé une fois le mal fait, ce qu’il avait fait ? Comment a-t-il vécu après ? Comment des hommes après avoir fait cela une fois ont-ils pu le refaire ? L’ignorance… eux, ils n’ont pas visité la ville le lendemain ou le jour même. Vu du ciel, ce sont juste des bâtiments rasés, des quartiers complètement avalés. Un changement de relief ! Ce qui me frappe peut-être le plus dans tous les témoignages, les traces laissées par ceux qui ont survécu, c’est qu’il n’y a aucune haine. Moi, il m’en est monté une de haine ! Sauvage, profonde, puissante ! Mais jusqu’où peut aller l’homme dans la barbarie !?
Mon ordinateur tombe en panne de batterie… ce n’est plus le shinkansen qui a, dans chaque wagon, aux places 1 ABCD voir E, des prises. Nous sommes toujours sur les chemins de fer de la JR, mais sur l’île de Shikoku. Du coup, je le paysage. J’ai du temps devant moi. La traversée de la mer a été assez impressionnante. On est sur un bras de terre artificiel, avec les rails et l’eau tout autour. Je me rends compte, en regardant une carte de l’île dans le train , que mon périple d’hier avec les japonais passait par des îles qui relient Higashi-Hiroshima à l’île de Shikoku. Mais je ne suis pas tellement plus avancé, sur la carte comme sur tous les supports depuis que j’ai quitté Okayama, il n’y a plus un seul caractère en romaji. Tout est en kanji ! Et moi, jusqu’à preuve du contraire, je ne sais pas les lire !
Dans le train, toujours, avec le temps qu’il me reste, je décide de jeter un oeil au livre que j’ai acheté au Mémorial sur les dessins de ceux qui ont survécu à la catastrophe nucléaire. C’est très émouvant. Souvent des gens âgés qui 40 ou 50 ans après ont dessiné quelque chose qui est resté gravé. Ca va de la bombe qui tombe de l’avion à l’enfant qui voit sa mère la peau “comme une pêche qu’on épluche”, ou encore l’étudiant qui voit cette institutrice avec une dizaine de fille carbonisées dans une citerne à eau où elles étaient allées se réfugier pour se protéger du feu. Les dessins sont souvent très enfantins, très simples, ce qui renforce encore leur puissance évocatrice et émotionnelle.
Je repense à cette matinée dans ce parc, avec le A-Bomb Dôme, rare vestige laissé comme il ‘est retrouvé après l’explosion de la bombe, la tôle tordue, à travers laquelle on voit le ciel. On peut aisément imaginer l’avion passer, lâchant cette petite bombe qui ressemble à n’importe quelle bombe… Dans le parc, il y a cet arbre aussi. Ce n’est pas un Gingko comme on me l’avait raconté, mais cet arbre qui malgré sa proximité avec l’épicentre, à survécu, est reparti et vit toujours. Ca fait quelque chose de voir ça. De voir comment cette cicatrice n’est presque même plus visible sur lui. Puis je rentre dans le musée et le mémorial. Il y a l’exposition temporaire du livre que j’ai acheté sur les dessins, des vestiges récemment récupérés. Des habits brûlés, une montre arrêtée, de la vaisselle qui a fondu sous la chaleur et s’est figée ainsi à tout jamais. Il y a beaucoup de témoignages aussi. Beaucoup d’explications techniques. Pourquoi, comment, les différentes phases, les températures atteintes aux différents endroits, etc. Puis une partie plus humaine où l’on peut voir quelques photos insoutenables de corps brûlés complètement, de chairs pendantes mêlées avec les lambeaux d’habits. Où il vous est impossible de dire si ce corps appartient à une femme, à un homme et même à un humain.
Il y a aussi beaucoup de témoignages de paix, de sympathie, de compassion venant du monde entier et puis , ce temple dans le parc, un monument pour Hiroshima avec une tombe à l’intérieur. Un monument pour “Hiroshima la cité de la paix” là où Udaka Sensei a décidé d’écrire son nô moderne “Inori” sur la Bombe Atomique.
Bien sûr, je ne sais pas ce qui m’y pousse, mais je veux voir l’épicentre. L’hôpital . C’est devenu une petite rue dédiée aux parkings avec un petit autel commémoratif qu’on ne voit pas si on ne le cherche pas. Dessus, des centaines de petites grue en Origami, symbole de paix et de chance, je crois.
Il est 13h30, je suis muré dans un silence lourd et sourd. J’essaye de recevoir, de percevoir, je me rappelle que mon métier à moi est d’empêcher ça, toujours et que souvent quand l’art et la culture s’appauvrissent, l’inhumain et la bêtise prennent le dessus. Je me dis qu’il serait de mon devoir d’écrire une pièce sur cette tragédie. Mais après, après Zeami et Kanami.
Il est 19h30, j’arrive à Matsuyama. Comme je vous l’ai dit plus haut, ce n’est pas Kyôto ou Tôkyô ou même Hiroshima. Ici, pas un rômaji à l’horizon et il est tout de suite très difficile de trouver des gens qui parlent ne serait-ce que quelques mots d’anglais. J’arrive malgré tout à trouver un centre d’information. Heureusement d’ailleurs, parce que le plan que Rebecca m’a donné est un Google Maps en japonais avec presque aucune indication, si ce n’est le concessionnaire Honda pas loins et le Mac Do. Au final, ces informations m’auront permis de ne pas me perdre. Parce que le gars du Centre d’Information, en plus de ne pas parler anglais, ne voit pas du tout où c’est. Il me donne quand même une carte de Matsuyama en rômaji et me donne le nom du tram qui monte le plus vers le nord, dans la zone où semble se situer le “Shikibutai”. Mais il y a deux tram par heure. Le prochain est à 20h20… Je décide du coup de le faire à pied avec ma valise qui roule… j’en profite. C’est l’occasion de voir le paysage – même s’il fait nuit depuis presque une heure – et de sentir un peu l’endroit. Je suis assez inquiet. C’est vraiment très différent de ce que je connais du Japon. Il n’y a pas un resto ouvert, pas de petits supermarchés 24/24. Et moi qui aurais aimé mangé avant d’arriver…
Je passe devant le jardin d’un énorme château féodal, je continue à monter vers le nord. Là sur la droite, un petit resto ouvert. Le problème, c’est qu’il n’y a ni dessin, ni photo, ni rien. Je peux juste apercevoir derrière la vitre, un comptoir assez étendu comme dans les resto de Sushi. Mais ce n’est pas un resto de sushi. Les gars ne parlent pas anglais. J’arrive à savoir “grand” et “petit”, je vois moins d’écritures au niveau du prix sur petit, je prends petit. En fait c’est un “ramen” au porc. Une sorte de plat avec du riz et du lard revenu. C’est assez bon. En plus l’oeuf est à côté, donc j’évite cet oeuf cru avec lequel j’ai toujours autant de mal. Je paye -500 yens, tout à fait correct !- et continue ma route. Comme je le disais au dessus, c’est grâce au Mac Do et au concessionnaire Honda que finalement je trouve la bonne rue après m’être égaré un moment. Il est 21h15 et j’arrive chez le Maître. Il est devant chez lui et est accompagné de 4 personnes. Je pense tout de suite à sa femme et à ses enfants… mais pas du tout, s’il y a bien sa fille dans le groupe, le reste sont des élèves.
Le maître me fait entrer. Le Shikibutai ici est plus grand qu’à Kyôto et il y a même un pin millénaire peint au bout du plancher – par le maître en personne – et une passerelle, un “hishigakari”. Il me montre où poser ma valise et me demande si je veux boire quelque chose. J’acquiesce. Je me retrouve avec un mug de café chaud à 21h30 ! Wouah. La nuit risque d’être agitée, mais en même temps, je ne me vois mal refusé.
Ensuite, nous parlons longuement tous les deux. Ses élèves sont en seiza autour de nous. Je ne pense pas qu’ils parlent anglais, mais ils tiennent leur place, sans broncher. Puis les uns après les autres, ils s’en vont. Le maître parle toujours. Il me raconte comment lui est venu le Nô d’Hiroshima. Nous parlons religion. Nous parlons devoir. Nous parlons du lien entre le théâtre et Dieu. Nous parlons de ce que j’ai fait. Nous parlons de méditation bouddhiste. Il me montre les livres qu’il lit en ce moment – beaucoup de livres : philosophie, physique, grands écrivains, histoire du peuple juif – et aussi sa collection de livres de nô…
Il est minuit. Le maître me sort deux couvertures rouges qu’il met au sol : “That is your bed”. Heureusement le sol est en bois, mais c’est raide quand même. Espérons que j’arriverai à fermer l’oeil cette nuit ! Je vais prendre une douche, puis m’apprête à me coucher quand le maître revient de sa chambre et me dit : “We meditate now ?”. Ok… il fait un cérémonial devant un autel où il y a un portrait de sa mère, de son père et plein d’autres choses. Il fait plein de gestes très compliqués avec ses mains en psalmodiant des sutras, je pense. Il me donne un coussin et en prend un pour lui, puis nous nous installons. A chaque phase, il m’explique. Quoi faire et le sens que ça a. Remercier l’air, l’ADN, ton père, ta mère, tes genoux qui t’ont porté ici, etc. Puis nous méditons. Nous sortons notre “antenne” comme il dit pour dire : “Ouh Ouh, I’m there ! Are you there too everybody.” Nous restons ainsi une bonne demie heure, mon dos crie depuis une dizaine de minutes, mais je tiens bon, puis il arrête, prend ses pierres, les frotte et fait deux étincelles. Il referme l’autel, c’est fini. “Goodnight Alexandre the King”. C’est comme ça qu’il m’appelle, allez savoir pourquoi…
Dans le Shikibutai, il n’y a pas de clim. Dans le Shikibutai, je dois dormir sur le sol… et bien, j’ai réussi, malgré le premier quart d’heure où j’ai cru que j’allais suffoquer avec cette chaleur, je me suis endormi et j’ai même très bien dormi.
Il est 16h34 chez vous et 19h34 ici. Je dois vite aller manger de mon côté et retourner au Shikibutai qui n’est pas si proche pour travailler ma flûte et peut-être avoir une petite conversation avec le maître. Aujourd’hui, comme vous l’apprendrez demain, j’ai vécu une journée vraiment incoryable. Promis, je vous raconterai. Photos à l’appui. Je vous laisse. See you !
Le 18 juillet.