Nô, Musique Baroque et sur la route… La Baie de Suma

Eternel Grand Dragon du du Temple Higashi – Hongangi

Plus beaucoup de batterie…

Nous venons de changer de train à Tôkyô, il est 09h30 et sommes en route pour Nîgata. Plus qu’à quelques heures de l’Île Sado et de la statue de Zeami qui me montrera pour la première fois le visage de cet homme au côté duquel j’ai passé tant d’années.

Le train pour Nîgata en départ de la gare de Tôkyô… c’est Rose qui aurait aimé ça.

18%… je ne sais pas si cela sera suffisant pour vous raconter ce jeudi 30 juillet, étonnant jeudi.

Ce que nous savons, en nous levant, c’est que cet après-midi, nous avons rendez-vous avec Saco Sensei à Osaka pour l’accompagner à son concert où il sera entouré de quatre musiciens classiques, fans de musique baroque. C’est un événement que j’attends avec impatience depuis le premier cours de flûte où j’ai été invité. Le rendez-vous est fixé à 15h30 en gare d’Osaka. Ce qui nous laisse une matinée et un début d’après-midi de libre. Tant mieux, nous ne connaissons pas Osaka et c’est au bord de la mer, nous en profiterons pour aller nous baigner. Nous avons mis le réveil et c’est assez tôt que nous décollons. En vélo ou en métro ? Le train pour Osaka se prend à la Kyôto Station qui est au sud à vingt-cinq minutes en bicyclette… “Ok ! Va pour le vélo !” Comme ça je lui présenterai, au passage, messire le Grand Dragon du Temple Higashi – Hongangi qui se trouve à quelques centaines de mètres au nord de la Kyôto Station, donc sur la route.

Le Grand Dragon du du Temple Higashi – Hongangi accueille Elise


Le trajet est vite fait. Nous n’avons aucun mérite, c’est juste que dans ce sens là, c’est une grande pente douce. Nous voilà au Higashi – Hongangi. J’emmène Elise à la porte nord, celle par laquelle je suis entré la première fois. Je suis surpris du monde qu’il y a ce matin. Rien à voir avec l’espèce de rêve éveillé que j’ai vécu avec le Grand Dragon et Hideo où nous n’étions que trois à se partager la cour de ce temple monumental. Et pour cause ! L’énorme échafaudage qui couvrait tout le temple a été, depuis, démonté à moitié et permet l’accès au Hongangi. En dix jours, ils ont fini ce chantier qui semblait pourtant loin de l’être.

L’imposant Temple Hongangi


Passé cette première surprise, je lui présente le Grand Dragon et ressent exactement le même courant d’air intérieur que la première fois. Je crois qu’Elise lui plaît bien. Il la laisse laver ses mains à l’eau pure de sa gueule. Moi je zieute du côté des marches du temple…. “On prend cinq minutes ?” “Oui, on les prend ! Le temps d’enlever les chaussures – et pour moi les chaussettes… après avoir goûté au bonheur des pieds nus sur ces vieux planchers de bois, il est difficile d’y résister – et nous voilà déambulant dans ce temple imposant. Comme le dit justement Elise, le bois, ici très sombre, semble plus dur, plus froid que ce qu’on rencontre dans les temples habituellement. Comme si celui-ci était de chênes quand les autres sont de pins. Des sutra sont accrochés tout le long des couloirs qui mènent au temple – et que nous prenons à l’envers, bien entendu – et nous offrent leurs joyeuses maximes :

“It isn’t external things that restrict us ; it’s our minds attached to the things that restrict us.“ Ryôshun Nakano

Lampes avec des maximes en japonais… qui ouvrent la route vers le Amida Hall

Puis nous croisons un groupe qui semble aller à une cérémonie, accompagné de prêtres. Nous les suivons de loin ou plutôt notre balade qui nous emmène de lanterne en lanterne dans ce temple, nous pousse jusqu’au Amida Hall où nous retrouvons le dit groupe. Nous nous installons derrière eux en seiza et suivons les prières un long moment dans ce hall calfeutré et frais où les voix des prêtres se mêlent les unes aux autres.

Le Amida Hall du Temple Higashi – Hongangi…


L’heure tourne. Quand nous ressortons de là, il est 11h30. Nous filons à la Kyôto Station et nous apprêtons à prendre le train pour Osaka. Une idée me traverse… Osaka est une ville, une grande ville même. Jamais nous ne trouverons de plage à la sortie du train… So ! “We want go to the beach, but we need…” bref, j’explique tout à l’assistante de quai qui se montre très patiente et compréhensive. Nos rendez-vous, notre envie de mer et tout et tout. Elle nous note plein de choses sur un petit papier, avec un nom de station et quelques changements. Nous sommes censés mettre une heure et quart pour y aller et une demie heure de là-bas pour retourner à Osaka. De quoi faire “plouf” dans l’eau et “hop” dans le train. En même temps, le train est un bon moyen de voir le paysage et les ambiances des lieux croisés en chemin. Et figurez-vous que le premier changement se fait à Kobe ! Kobe est, je le sais, pas loin du tombeau d’Atsumori ! Au moment du changement, je prends cinq minutes pour filer voir s’il y a une statue dans la gare ou un centre d’information, mais rien. Tant pis ! De toute façon, aujourd’hui on a dit plage, on va à la plage. On remonte dans le second train et, au moment de s’asseoir, une voix se fait entendre : “Vous êtes français ?” “Euh… oui ! Je crois bien…” C’est lui aussi un gaulois expatrié en Australie depuis dix ans et vivant au Japon depuis deux ans. Il nous déconseille la plage indiquée par la fille de la gare et nous propose d’aller deux stations plus loin. En plus de profiter d’un environnement plus propice à la détente – la plage où nous devions aller est couverte de bars et de salles de jeu avec un jeune surfeur au centimètre carré – nous pourrons découvrir le plus grand pont suspendu du monde, j’ai nommé le “Akashi Kaikyo”. Ne me demandez pas comment s’appelle l’île qu’il permet d’atteindre, mais ce que je peux vous dire, c’est qu’il est énorme et fait quelques trois kilomètres huit cent de long. Le français sort du train deux stations avant nous… “Suma station”. “Suma ?! Vous avez dit Suma !!!!”, le temps de faire le lien il est déjà trop tard, mais dans ma tête les mots s’alignent : “Au bord de la mer de Suma, bien étroit, hélas, est le sentier qui mène à ma maison et en revient.” ATSUMORI !!!! C’est là ! C’est là qu’il a mené son dernier combat avec Kumagai. Si ! Si ! Entre les salles de jeu et le snack bar… juste là ! Le train reprend sa route. Qu’importe, notre plongeon dans l’eau n’en sera qu’un peu plus court : au retour, nous nous arrêterons à la Suma station.

le Akashi Kaikyo, plus grand pont suspendu au monde ! Il relie la baie après celle de Suma à…

Nous descendons du train, allons du plus vite de nos jambes vers la plage… “A la gauche du pont…”. C’est ça, oui ! A la gauche du pont, à trois kilomètres !!! Et nous avons, à tout casser, un quart d’heure. Nous en profitons pour abandonner notre course poursuite et nous asseoir à l’ombre de cet énorme pont suspendu, à côté d’une bande de vieux hommes qui jouent à un jeu de dames ou d’échec japonais. C’est bon de les voir, installés à l’ombre de ce pont géant et partant dans de grands éclats de rire suivis d’exclamations suraigues. Un autre regarde le jeu de loin, mais préfère le spectacle des bateaux qui passent – quand il y en a un qui passe – qu’il suit avec une paire d’énormes jumelles. Nous nous installons avec eux et mangeons les gâteaux de riz aux algues que nous avions acheté pour le déjeuner, puis nous les saluons et retournons vers la gare, le bruit des voitures passant sur le pont encore dans les oreilles.

« une bande de vieux hommes qui jouent à un jeu de dames ou d’échec japonais… »

A Suma, je file trouver un centre d’informations. Mais Atsumori ne leur dit rien. Ils peuvent m’indiquer le meilleur spot de vagues, mais “Ichi No Tani dans la baie de Suma”… non ! Le temps file et nous avons dix minutes pour savoir si oui ou non, il s’agit bien du Suma d’Atsumori. Elle finit par me sortir une carte et là, en bas, à gauche, je le vois : “Ichi No Tani” ! Je lui montre et au même instant, elle se tourne vers moi le visage victorieux : “Atsumori des” – C’est Atsumori – Et effectivement, là, sous son doigt, c’est bien écrit : Atsumori… Victoire ! Mais c’est à deux kilomètres de la gare et on ne fait pas attendre un maître japonais. Je prends la carte, j’entoure l’endroit et me tourne vers l’endroit entouré sur la carte pour lui dire que nous reviendrons vite. Nous sautons dans le train qui nous ramène à Kobe, puis à Osaka. Il est 15h20, nous avons dix minutes pour trouver le point de rendez-vous. Je remercie Elise qui, depuis qu’elle est là, m’a emmené deux fois par hasard sur mes chemins de quête. Je suis étourdi ; les hasards, au Japon, ça n’existe pas.

A l’ombre du Akashi Kaikyo

Saco Sensei nous attend sous la montre géante à la sortie nord de la gare d’Osaka. Il est, comme toujours, en tenue traditionnelle. C’est drôle de le voir ainsi au milieu de tous ces “occidentalisés”. Il nous propose de prendre un taxi et nous voilà, quelques minutes plus tard, dans une toute petite salle d’exposition, au premier étage d’une toute petite échoppe. Les autres musiciens sont déjà là. Il y a un clavecin et un nombre de flûtes impressionnant. Ce qui l’est d’autant plus, c’est qu’il n’y a pas deux flûtes pareilles ! La plupart sont des créations ; celles d’un homme qui accompagne leur travail de recherche et qui s’inspire de vieilles illustrations du moyen âge : flûtes dans des cornes de vaches ou de bouquetins, flûtes traversières, à bec, flûtes de toutes formes et de toutes tailles. Et bien sûr, notre Maître Saco et sa “Fue”. Le leader du groupe qui compose certains des morceaux qu’ils jouent – les autres sont des classiques européens – est un des élèves de maître Saco.

« La plupart sont des créations ; celles d’un homme qui accompagne leur travail de recherche et qui s’inspire de vieilles illustrations du moyen âge… »

Nous nous installons bien sagement et les regardons se préparer. L’un des deux flûtistes accroche des masques de Nô au mur, pendant que le leader avec la claveciniste répètent des passages difficiles. Maître Saco lui attend patiemment sur le côté. Il vient nous voir de temps à autre pour nous poser une question ou nous expliquer le programme. Quel genre de questions ? Du genre… il arrive avec sur une feuille de papier sur laquelle est écrit “François Couperin”, puis une autre avec “Claude Lelouch” et “Villeret” et, à chaque fois, nous demande la prononciation. Il a étudié le français à l’université et est passionné de cinéma français. “Ah bon ! Ca existe toujours le cinéma français ?” ( ça c’est moi qui le lui demande.. 😉 )

Puis c’est à son tour de jouer. Il se met en seiza sur une espèce de vieille banquette sans allure et commence à jouer. Je reconnais des passages de “Otoko Mai” – le morceau que j’apprends… le classique des passages dansés du Nô. Pour le reste, le mélange flûtes, clavecin et la composition de type “Musique Contemporaine” ne me conquis pas. Il y a des passages intéressants, mais de façon générale, la dissonance immanquable – chaque flûte de Nô est unique et n’est accordée sur aucune autre, seul les écarts de notes sont respectés – est poussée, à mon sens, là où elle est la moins porteuse. On dirait qu’il a essayé de recréer un ensemble de Nô avec deux flûtes de type occidentale pour le Kotsuzumi et le Otsuzumi et avec le clavecin pour la partition de Teiko – gros tambour posé au sol dans certains nô. Me voilà un poil déçu… mais Maître Saco reste en place, seuls les deux autres flûtistes quittent la scène. Ce qui se passe ensuite est incroyable ! Exactement ce que je voudrais arriver à extraire du Nô. Maître Saco commence à jouer, puis est rejoint par la claveciniste qui joue des accords plaqués, puis fait du corde à corde, mais avec la sourdine. On croirait entendre un Shamizen – genre de guitare à quatre cordes utilisée dans le Kabuki et le Bunraku. Ce que joue le maître est d’une puissance émotionnelle bouleversante. La flûte crie son désespoir, elle raconte son histoire de combat et de mort, de trahison et d’amour, de douleur. Puis, le rythme s’accélère, ça ne ressemble pas à ce que j’ai pu entendre dans le Nô, toujours soutenu par le clavecin. Quand ils finissent, nous sommes – Elise, le monsieur ressurgissateur de flûtes du passé et moi – médusés.

Le Clavecin dans la toute petite salle de concert. 25 places de choix ! et l’horrible banquette ou Saco Sensei prendra place tout à l’heure pour jouer.

Je me lève, je vais vers les partitions. Il me faut absolument savoir ce que la fille jouait et qui marchait si bien avec la flûte du Maître. Il s’agit en fait de la même gamme que celle dont on s’est servi pour écrire le chant du Moine Rensei dans Atsumori. Puis je demande à Saco Sensei si ce qu’il jouait était une création. Mais non, il s’agit de la danse d’Okina – un des plus vieux nô encore joué. Il me dit aussi que c’est une danse de Kyôgen. Je n’en avais encore jamais entendu. Je ne savais même pas qu’il pouvait y avoir de la musique Kyôgen ! Mais il me dit que ça existe pour certains kyôgen masqués. D’ailleurs, il jouera ce soir, une autre danse de kyôgen dans le programme.

Il est 17h30. Nous allons faire un tour avec Elise avant le concert qui débutera à 19 h. Osaka semble assez moderne. Ce que j’en sais, c’est que c’est la ville préférée de Murakami et que souvent les étrangers qui y ont séjourné aiment beaucoup cette ville, beaucoup plus que Kyôto ou Tôkyô par exemple. Mais ce n’est pas aujourd’hui que nous aurons le temps de découvrir Osaka. Juste celui de faire le tour de quelques pâtés de maison, de manger un bout et de boire un coup avant le concert.

Il est 18h30, la salle est transfigurée. Des chaises ont été installées partout, les spots, sûrement là pour les expositions, tournés vers la scène improvisée et notre équipe toute vêtue de kimonos comme dans le Nô. Ils ont d’ailleurs tous l’éventail traditionnel à la ceinture. Je ne saurai pas pourquoi, mais c’est sûrement une façon de montrer l’attachement à leur culture, même s’ils ont décidé de s’intéresser à la musique baroque européenne.

Nous entendrons les mêmes morceaux que ceux joués en répétition. Quelques fois, mieux joués, d’autres, un peu moins. Mais c’est un ensemble assez agréable et la musique médiévale et baroque – que je connais très mal – est assez mélodieuse et chantante comme la douce plainte d’une princesses tissant sur son métier le heaume de son aimé.

Maître Saco jouera deux morceaux seuls, un de Nô, un de Kyôgen, puis la création de son élève et enfin, pour le final, cette merveilleuse rencontre entre “Okina”, le clavecin et le 21ème siècle. C’est encore mieux que cette après-midi ! Et je vois bien que l’assistance est profondément d’accord. Il y là, c’est indéniable quelque chose d’important qui se joue et qui vient nourrir mon désir de continuer à chercher comment tisser les liens entre cette forme ancestrale et sacrée et notre monde. Parce que, ce que le Nô a à nous offrir, nulle part ailleurs, on ne peut le trouver.

Il est 22h00. Nous rentrons nous coucher. J’ai dans mon iphone la cavalcade de ce soir. Avec l’envie de me relever les manches et de plonger plus avant dans l’obscurité de ce monde qui m’appelle tous les jours un peu plus. Sûr d’y trouver un jour, une nuit, un trésor rare et unique, peut-être salvateur, en tout cas nécessaire pour moi.

Bonne nuit.

A côté du Akashi Kaikyo, cette maison surprenante. Malheureusement nous n’aurons pas le temps d’en savoir plus…

Shimai, Utai… et le reste ?

Bassin aux poissons du « Café » du soir, faute d’images du Shikibutai de Maître Michishige Udaka

Oui, le reste…

Les jours passants, la mémoire joue des tours. Et cet exercice – vous écrire tous les jours – aide à imprimer les événements plus profondément. Encore faut-il s’y tenir… Ma difficulté à trouver le temps de faire le compte-rendu journalier fait que les détails s’estompent et qu’il me faut plus de temps pour refaire surgir les images. Donc, le reste… Ah si ! Ca me revient ! Attachez vos ceintures… destination Japon, Kyôto, 29 Juillet 2009. 09h30, heure locale.

Ce matin, je décide de prendre un temps pour rattraper le retard pris dans la rédaction du journal de bord depuis l’arrivée d’Elise. Bien sûr, je travaille, aussi. Flûte, chant et danse sont au programme. Elise est là, bouquine, profite de ce moment de pause. Je voudrais passer à l’Institut Franco-Japonais pour en savoir un peu plus sur les démarches à entreprendre pour rester, mais finalement le temps court trop vite et comme nous ne sommes pas sortis ce matin, j’ai proposé à Elise d’aller au cours en vélo – donc de prendre le temps d’aller au shikibutai tranquillement.

C’est une longue balade d’une heure où, pour le coup, nous quittons l’axe est-ouest pour le nord-sud – le shikibutai étant tout au nord, aux pieds des hautes collines qui encerclent Kyôto. En plus, le trajet longe la rivière Kamo, enfin le bras le plus à l’est – porte-t-il un autre nom ? Nous pédalons, pédalons, pédalons. Et comme la dernière fois, les voitures ne sont pas très sympathiques avec nous. Du coup, nous prenons un maximum les trottoirs. De toute façon, nous sommes partis bien en avance et pouvons pédaler tranquillement, nous arrêter pour regarder un héron où une cascade à l’envie.

Nous arrivons au shikibutai avec une bonne heure d’avance. Du coup, nous nous installons, en face, sur le petit banc et sirotons un rafraîchissement en fumant une cigarette à l’ombre du grand arbre. Le maître arrive dans sa grosse voiture vers 15h30. Il nous voit, nous salue, puis entre dans le shikibutai. Devons-nous le suivre ? Je presse Elise, je me dit qu’il doit préférer qu’on vienne tout de suite, que ça doit se faire comme ça…

Nous entrons. Déposons nos chaussures, faisons glisser la porte coulissante : “Yoroshiku Oneigai Shimas”, front au sol – c’est ce qu’on doit dire et faire quand on salue un maître. Lui est dans la cuisine, sur le côté droit du Shikibutai. Il sort la tête. Il a de la mousse à raser jusqu’en haut du nez. Il semble de bonne humeur. Rebecca et la fille allemande sont déjà là et rigolent. C’est vrai qu’avec sa mousse à raser, on dirait un clown. Il finit de se raser, sort de la cuisine, vient vers Elise et lui tend la main. Il aime saluer à l’occidentale, je crois… Puis il se change – il rajoute sur son kimono long un hakama. Pendant qu’il fait ça, il nous demande ce que pensent les français de l’Enfer. Je lui explique que peu y croient. Ils n’en revient pas : “ Mais où vont-ils alors, après, quand ils sont morts ?” “Nulle part…” Il nous parle de l’enfer des guerriers : l’Ashura et revient sur Atsumori, nous dit qu’il pense que son esprit est toujours là-bas et que nous devrons travailler dur encore si nous voulons qu’un jour il quitte cet enfer pour rejoindre les âmes venues et à venir.

Il semble fatigué. Son rhume, déja bien présent hier, s’est amplifié. Il appelle Rebecca. Aujourd’hui, c’est elle qui travaille en premier. Elle vient le rejoindre sur le shikibutai et pendant qu’elle s’installe, le maître pioche un des masques qu’il est en train de sculpter et le met dans les mains d’Elise, puis repart, sans un mot, se mettre en place. C’est un cours de Kotsuzumi – tambour d’épaule… le maître comme tous maître de Nô connaît tous les arts du Nô, même si sa place est celle du Shite. Le cours dure un bon moment. Le maître chante et frappe de son éventail les temps du Teiko et du Otsuzumi – tambour posé au sol et tambour de hanche. De temps en temps, il s’arrête, reprend Rebecca, puis repart. Il n’y a jamais de longues explications. On fait, on refait, on rerefait. On regarde, on écoute, on observe. C’est ça, la technique d’apprentissage.

Puis, c’est mon tour. Comme la veille, nous faisons les exercices de chant, puis chantons… mais sans le maître. Il y a la fille allemande, un autre élève allemand qui débute et moi. Le maître nous laisse faire deux ou trois fois seuls, puis vient et chante avec nous. Quand chacun à chanter le rôle du Shite seul, nous passons au Shimai.

Le maître décompose la fin du Shimai, puis demande à Rebecca et à la jeune fille allemande de le remplacer. Nous travaillons comme les ombres de ces deux shite qui connaissent cette danse parfaitement. Nous déroulons la danse une bonne dizaine de fois. Profitant d’être sans le maître pour repasser juste des endroits, une fois, deux fois, trois fois… jusqu’à ce que ça rentre ! Puis nous dansons la danse complète avec le chant. Du début à la fin. Un bon nombre de fois. Quand c’est l’étudiant allemand qui danse, je rejoins la jeune allemande au choeur et inversement. Il est sept heures – le maître s’est absenté, il est allé chez le médecin – nous avons dansé deux heures et j’ai le sentiment d’avoir bien avancé. Nous prenons le chemin du retour toujours sur nos montures que nous laissons nous perdre – Kyôto étant une ville construite autour de rues agencées en parallèles et perpendiculaires, se perdre n’est jamais très périlleux – au gré des rues que nous croisons. Du coup, nous rencontrons un temple à la nuit tombée dans un parc et quelques autres merveilles et dépaysageries.

Le « Café », autre vue… au milieu toujours les poissons

Il est 20h00, nous arrivons à peine. Ce soir, nous irons manger dans ce café que j’ai découvert en revenant de la maison imaginaire de Zeami l’autre soir. Et nous avons bien fait ! Le cadre était vraiment charmant, nos hôtesses – une femme et sa vieille mère – adorables et le repas – accompagné de café… et oui, c’est un café – à la hauteur. En plus, il y a ce magnifique bassin au centre du café avec tous ces poissons qui s’ébattent, nous accompagnant dans notre repas de jolis bruits d’eau. C’est Rose qui se plairait ici…

« C’est Rose qui se plairait ici… »

C’est drôle le nombre de restaurants comme celui-ci. Il semble n’y avoir jamais personne et pourtant il est onze heures et la boutique est encore ouverte. Avec dans la soirée quatre clients : deux filles venues manger une glace et boire un café et nous qui avons mangé. Je me demande comment ils survivent… là quelque chose m’échappe. Mais les deux femmes n’ont pas l’air inquiet et commencent tranquillement à faire leur ménage pour nous faire comprendre qu’il est l’heure de quitter la place.

Interneto et dodo.

P.S. Désolé pour l’absence d’images, mais au Shikibutai, il n’est pas bon ton de faire des photos à tout bout de champs surtout quand on est dessus.

Retour au Tôji In et 3eme okeiko – lesson de Shimai et Utai

Statue de Yoshimitsu Ashikaga, deuxième rencontre…

Présentement, ce n’est même pas encore l’heure pour vous d’aller vous coucher – 23h15 – et pour nous, c’est déjà l’heure du train – 06h15 – pour le voyage le plus important de ce séjour : retour à l’Île Sado, “l’Île d’Or” comme l’appelait Zeami et sur laquelle il a vécu une ou deux années d’exil – honte sur moi, mais je n’arrive pas à me souvenir du temps de cet épisode, le denier de sa vie. Mais j’y reviendrai dans quelques jours de journal, soit – si j’arrive à ne pas m’endormir avant – à Nîgata ou Niigata – cinq heures de Shinkanen où j’espère pouvoir rattraper les 3 jours de retard que je trimballe dans mes sacs à méninges.

Où en étions-nous…

Nous rentrions de Nara, endormis tête contre tête, avec des images et des rêves plein les yeux. La soirée se terminait entre un petit resto fort sympathique et l’”Interneto” où nous allions glaner quelques informations pour la suite du séjour. Bien sûr, nous y avions croisé Rose qui, de chez sa tata, nous racontait ses vacances aux Lecques où elle était en train de se transformer en sirène à force de tremper toute la journée dans la mer…

Statue de Yoshimitsu Ashikaga, deuxième rencontre… mais avec un appareil photo, pas un téléphone. Ce qui change quelque chose, non ?

Aujourd’hui – je veux parler du jour qui fut avant-avant-hier, mais que pour des raisons de narration, de rythme, j’appellerai, malgré les jours passés depuis et pour ce post seulement : aujourd’hui – j’ai mon premier cours en tête à tête avec Maître Udaka. Cela fait maintenant presque une semaine que je ne l’ai pas vu et sincèrement, sa présence, sa voix, ses mots, m’ont manqué. Je décide de prendre un grand temps ce matin pour revoir le chant et apprendre le texte de “Oimatsu” – le nô sur lequel j’ai commencé à travailler avec Rebecca, souvenez-vous… – et propose à Elise d’en profiter pour aller au Tôji In. Elle, pour découvrir ce temple qui m’a tant marqué et ses jardins, moi pour y travailler le chant et essayer mes pas de nô sur le plancher chantant (et pour revoir Yoshimitsu aussi bien entendu…)

Le Pavillon de Thé du Tôji In

Nous partons, la matinée déjà bien entamée – bien reposés des deux jours d’avant où nous avons tant pédalé et marché – et traversons Kyôto d’est en ouest. Le chemin qui mène au Tôji est vraiment charmant. On commence par des grandes rues, à la circulation assez dense, pour se retrouver ensuite dans des quartiers qu’on pourrait dire de “Banlieue” avec de vieux chemins de fer, des rues plus étroites, des maisons plus vétustes, moins entretenues ou plutôt différemment, de façon plus japonaise : un côté plus brut et rustique : plus authentique. C’est très dépaysant. C’est un autre Japon que nous traversons au rythme de nos vélos et qui fini par nous déposer devant l’entrée du Tôji In. Là, nous avalons deux obento, sur des marches qui mènent à une vieille cloche de bronze, entre le temple et le cimetière qui lui est attenant, puis nous entrons. Je me sens chez moi – j’avais oublié quand même qu’à l’entrée ils nous délestaient de 500 yens chacun, soit 1000 yens pour rentrer chez soi… un peu chérot à la longue ! J’invite Elise à monter les marches de bois et la laisse découvrir cet endroit hors du temps à son rythme. Moi, je goûte pied après pied, ce contact délicieux avec le vieux bois usé sur les pieds nus, sa température, son grain et le chant de ses plinthes. Arrivé au plancher chantant, j’esquisse mes pas de nô et surprise… le plancher alors se tait ! J’ai découvert le secret qui me permettrait d’arriver de nuit pour égorger le seigneur dormant du sommeil du juste, sûr d’être protégé par ce charme ancestral.

Vue sur le jardin du côté du Pavillon de Thé du Tôji In. Ici, on peut prendre un thé de cérémonie pour aider au voyage dans le temps.

Elise arrive. Elle a les yeux ronds comme des billes et le sourire béat. Je l’entraîne jusqu’à la chambre des Shôgun des Ashikaga. Je lui présente Yoshimitsu, Yoshimochi, puis Yoshinori. Elle les découvre, l’un après l’autre, tombe sous le charme du terrible Yoshinori, avec son visage fin et se yeux vifs. Sans les connaître, elle les dépeint très bien. Elle voit chez les uns et les autres, les caractéristiques qu’on leur connaît. Moi, je voudrai m’asseoir là et attendre. Attendre mille ans s’il le faut que Yoshimitsu s’anime et me raconte sa grande histoire. Mais le temps passe et je n’ai pas encore ouvert ma partition de chant… J’emmène Elise de l’autre côté, du côté de la Maison de Thé où l’on peut admirer un jardin japonais d’une très belle facture. C’est le seul encore existant qui a été fait par un des plus grands maîtres d’agencements de jardin de l’époque des Ashikaga. Nous nous installons là, sur la terrasse, face à ce jardin et commandons deux thés. C’est un moment silencieux où chacun se retrouve avec lui-même, un moment où le paysage extérieur amène au paysage intérieur. La dame arrive avec ses deux bols de thé moussus et les friandises qui les accompagnent toujours. Là aussi, les motifs du vert du thé au fond du bol aident aux songes, agissant comme une clé secrête. Je sors ma partition et travaille à voix basse, pendant qu’Elise se perd un peu plus dans les sentiers d’odeurs de ce jardin.

Toujours le jardin japonais du Tôji-In vu de son Pavillon de Thé… une merveille

Il est l’heure pour moi d’aller rejoindre Maître Udaka au Shikibutai. Je laisse Elise là – qui restera jusqu’à la fermeture – et file en forçant le vélo et ma tête à revenir à la date d’aujourd’hui et au moment présent. Je suis en retard ! Du coup, je laisse le vélo à la maison et finis le trajet en métro. Il est 15h30, mon rendez-vous est à 16h, mais arriver en avance se fait et me permet de profiter des cours qui sont avant le mien. Le maître et son fils aîné travaillent à la prochaine représentation. L’ambiance est assez détendue, même si très studieuse. Une autre élève – allemande, je crois… elle est là depuis 5 ans et fais du Nô depuis 3 – est là et note sur son livret, les parties des différents instruments qu’elle se doit de connaître par coeur, en plus de sa propre partition de chant et de danse, pour interpréter son rôle. Le temps s’étire – c’est un principe – et si l’on connaît toujours l’heure d’arrivée, on ne peut jamais savoir quand on s’en ira. Il est 17h30 quand le maître m’appelle.

« les motifs du vert du thé au fond du bol aident aux songes… »

Nous commençons par les exercices de chant, puis par le Utai, assis en seiza face à lui, en essayant de profiter d’entendre enfin sa voix chanter cette partie pour m’en imprégner le plus possible. Puis nous passons au Shimai. Travailler avec le Maître est très différent d’avec Rebecca. Cela fait 55 ans qu’il fait ça tous les jours. Il aborde tout avec sérénité et en même temps un grand sérieux. Et le voilà qui, à chaque mouvement, m’en explique sa teneur, religieuse, émotionnelle, poétique. Les kata se transforment en hommage au soleil, en protection par le Bouddha du public, en lien avec les dieux qui doivent descendre et parler à travers vous. C’est vraiment incroyable ! Rien n’est au hasard, ni juste mu par esthétisme ou sens pratique. Je commence à comprendre la portée et la profondeur de la notion religieuse dans l’acte de “jouer” – mais le terme, du coup, devient un peu inapproprié – un nô et le devoir que cela représente. Comme un service dû au public pour l’aider à se détacher des pendées blessantes et lui faciliter l’accès au Nirvana.

Balade dans le Jardin Japonais du Tôji In. Photo d’Elise

Il est 20h00 quand je rentre à la maison. Elise est là qui m’attend. Elle vient de rentrer, elle aussi, après une longue balade dans le quartier du Tôji-In. Demain, un autre cours avec le Maître m’attend et Elise y est conviée. J’ai beaucoup de travail de mémorisation à faire. Chant – apprendre des chants en japonais relève pour moi de l’exploit – et mouvements : ouverture de l’éventail, pas, mouvements d’éventails, mouvements de bras, tours, demi tours, etc.

Après un rapide tour de resto et d’interneto, dodo !

Nara, première capitale du Japon

Poursuivi par les dragons… ou plutôt, comment être sûr que nous sommes pas loin d’un temple bouddhiste.

Nous avons mis le réveil bien évidemment. C’est les jambes très lourdes – de la balade de la veille – que nous nous dirigeons vers la Kyôto Station pour prendre le train pour Nara. Il est, malgré tout, dix heures quand nous arrivons. Une dame dans un petit bureau de “Tourism Office” nous reçoit et nous donne tous les renseignements. Elle fait cela d’une voix monocorde ; on sent bien que c’est la trois centième fois qu’elle le fait ce matin et qu’elle est encore loin d’avoir fini sa journée.

Le premier petit temple du Kofukuji… à l’ouest. pas loin du dragon

Avec notre carte pleine de cercles et de croix, nous allons à notre premier rendez-vous – pour moi le plus important – Le Kofukuji, temple où Kanami, du temps où il s’appelait encore Kiyotsugu, était responsable des représentations. C’est, en effet, le grand temple dont ils dépendaient à l’époque. A l’entrée, un cerf nous attend et ouvre la route. Ils sont légion ici. Elise disparaît avec le cerf me laissant seul à la rencontre d’un nouveau dragon. Oui, comme au Higashi – Honganji, temple de Kyôto où le premier jour j’avais rencontré le grand Dragon. Mais, c’est assez normal, me direz-vous, il est, dans la symbolique bouddhiste, un protecteur puissant !

Au bas de ce plan, la porte sud du Kofukuji, là où Kanami et Zeami enfant assuraient leur service… avant Kyôto.

Je lui confie mes mains le temps de les nettoyer des inquiétudes de la vie et vais me recueillir en appelant du plus fort que je le peux Zeami. Mais, s’il est là, il ne semble pas avoir envie de discuter avec moi pour l’instant. Du coup, je continue ma visite. J’imagine la scène montée en plein air et le peuple attroupé devant. Voici le grand Kanami qui entre accompagné de son jeune fils… C’est vraiment fort ces instants où l’imaginaire aidé du réel fait une passerelle et vous entraîne dans des contrées qui vous appartiennent à vous seul.

« Elise est là qui m’attend au pied de la pagode à 5 étages… »

Elise est là qui m’attend au pied de la pagode à 5 étages, à la droite du Musée des trésors qui se trouve dans la cour du Kofukuji. Nous voilà dans cette salle face à des sculptures monumentales. Quatre prêtres en bois de taille humaine ferme la visite. Ils ont tous les quatre des visages soit douloureux, soit bouillonnant de colère… c’est étrange ! On imagine plutôt des prêtres sur la voie du Bouddha apaisés, souriants. Mais eux, non. Ils sont là pour nous rappeler que vivre à cette époque ne devait pas être aisé et que s’il est bon de fantasmer ce monde passé, il ne faut pas en exclure la violence, la sévérité, la cruauté. Le temple Kofukuji pour survivre à une époque où il avait fait le mauvais choix de s’allier à l’un des Genji – au moment de force du clan rival des Heike – avait carrément formé une armée de moines pour se défendre !

Les biches, les cerfs… ils sont partout ici, dans tout le parc de Nara

Puis, nous faisons une pause pour manger nos Obento dans un parc entre deux routes où les biches et les cerfs par dizaine se prélassent. Il y a aussi des corbeaux qui croassent. On dirait qu’avec leur fort caractère, ils nous demande de vider les lieux : ils voudraient pouvoir être tranquilles et profiter de leur havre de paix sans tous ces touristes ! Non mais…

La maison de Thé du Yoshiekien… bien plus jolie en vraie !

Ensuite, nous allons voir deux jardins japonais, le Yoshiekien et le Isuien, implantés dans les sites de résidence des grands prêtres du Kofukuji – oh les veinards !!!! – bien sûr modifiés de nombreuse fois ou disons, avec des parties ajoutées au fil du temps. C’est bien simple… si le paradis devait se trouver sur terre, il pourrait être là. Mousses agencées de façon délicieuses, arbres sauvages mêlés aux bonsai, harmonie des couleurs : du vert intense ou rouge en passant par l’orange. Des fleurs, parfois, juste là au milieu, prenant, par leur solitude, une puissance incroyable – à croire qu’on en avait jamais vu avant ! Puis les bruits d’eau, les petites cascades, les bassins où des gouttes tombent une à une dans un joli cliquetis sur une mousse épaisse et moelleuse. Bien sûr, des bâtiments aussi. Des maisons de thé aux toits de chaume, des pavillons de contemplation où les rares élus pouvaient s’installer et contempler le jardin dans l’axe le plus apaisant. Avec le soleil qui darde aujourd’hui, ce moment est un pure délice. C’est comme si vos poumons retrouvaient leur souplesse initiale, comme si vos narines, votre gorge, vos oreilles – tous vos orifices enfin – se trouvaient emplis d’un élixir doux et sucré, d’une essence volatile aux senteurs enivrantes… pure moment de bien être.

Yoshiekien…

…Yoshiekien…

Isuien, maison de thé au loin et fleurs de Lotus devant…

…Isuien…

Isuien, fleurs de nénuphares… alors Isuien ou Yoshiekien, faites votre choix

Enfin – mais il nous aurait fallu un autre jour pour en voir un peu plus – nous allons au Todaiji. Le plus grand temple et même édifice de bois au monde ! Avec, dedans, la plus grande statue de Bouddha, mais aussi la plus grande statue de bronze au monde. Nous sommes dans le gigantisme, vous l’aurez compris. Devant ce bouddha, je m’imagine le nombre d’âmes qui sont venues y prier depuis qu’il est là – en 752. Cela se sent, c’est palpable, dense. On sent les souhaits, les requêtes, les voeux, les larmes qui s’envolent et tournent autour de lui comme ce nuage d’encens fait de chaque bâtonnet allumé par ceux qui viennent ici. Et l’on se retrouve tout petit dans l’axe de ses yeux mi-clos, sûr qu’il va vous adresser quelques mots ou quelque signe. C’est un lieu monumental et sombre, mais les enfants qui y jouent à loisir et l’ambiance y est sereine, douce. Waouou, quel voyage.

Le Todaiji… monumental. Les petits points devant sont les gens !

La plus grande statue de Bronze du monde… Bouddha, là depuis 752 (enfin, il a été refait deux fois déjà)

Il est 18h30. Nous avons bien marché six heures aujourd’hui. C’est exténués que nous arrivons à la station de Nara et nous nous endormons dans le train qui nous ramène à Kyôto, ayant aussi besoin, je pense, de ce temps, de ce sommeil, pour assimiler ce que nous venons de vivre.

Gardiens du Todaiji, têtes…

A tout bientôt…

Kyôto… un nouveau visage dans la ville

Excusez-moi ces trois jours d’interruption, mais l’amour à ses raisons que la raison ignore ! Comme le dirait Jean Baptiste Poquelin alias Molière…

Le Kongo Kaikan : Kongo Nogakudo… soit le Théâtre Nô des Kongo.

Le samedi fut ici dédié à cette arrivée. Ménage, courants d’air, pomponage et compagnie sous une pluie torrentielle s’étant mise à tomber en même temps qu’Elise arrivait sur le sol japonais. “Voici la Déesse de la fertilité qui arrive” semblait dire le ciel. Puis elle arriva et même je la trouvai sans trop de complications à la Kyôto Station – gare japonaise, donc immense et labyrinthique.

Le Butai des Kongo. On peut voir tous les masque présentés tout autour du Butai.

Après un bref arrêt à la Takaya, nous allâmes directement voir l’Exhibition de costumes et de masques Kongo au Kongo Kaikan. Je découvre ce théâtre pour la première fois et lui trouve – Elise dira de même – un cachet vraiment authentique. Malheureusement, les appareils photos sont interdits ! Dans la salle du Butai, nous croisons Rebecca que je m’empresse de présenter à Elisabeth. Nous profitons de ses connaissances pour regarder les kimonos attentivement. En fait, dans les motifs rehaussés des kimonos et des éventails, rien n’est posé au hasard. Tout à un sens lié au personnage, à la saison où la pièce joue, à son humeur, son histoire… le tout traduit par des symboles. Animaux et végétaux pour les femmes et souvent géométriques pour les hommes. Cette visite devient, du coup, passionnante. Il faut savoir que les costumes de Nô comme nous les connaissons aujourd’hui sont arrivés à l’époque Edo sous l’impulsion du Général Hideyoshi. Avant, dans le théâtre Nô, le costume était sobre – ils s’habillaient comme dans la vie, à quelques détails près.

Dans le jardin du Kongo Kaikan, attenant au théâtre. Photo d’Elisabeth

Les costumes et les masques de la famille Kongo sont somptueux. Des pièces rares et des masques datant pour la plupart de la période Muromachi ou période des Ashikaga, c’est-à-dire la période où vécurent les premiers Kanze : Zeami et Kanami. Ils sont assez semblables à ceux utilisés aujourd’hui et servent souvent de matrices aux masques qui ont été créés ensuite. Les noms des masques, tels que nous les connaissons, ont, par contre, été arrêtés à la période Edo, soit 200 ans plus tard. La collection des Kongo est une collection vraiment intéressante, du fait qu’ils ont été les Sensei de la famille Impériale pendant une époque et se sont donc vus offrir des cadeaux d’une valeur inestimable – Kimonos, éventails, masques.

Détail de la maison imaginée être celle de Zeami, surprise du soir à Kyôto

Voilà. Il est 17 heures, nous rentrons à la maison. Elise est cuite. Le décalage horaire a, chez elle, l’effet inverse de chez moi… elle a besoin de dormir. Je la laisse et pars à la recherche d’un loueur de vélos. Mais c’est peine perdue. Apparemment, il faut se rendre dans les Hôtels ou les Guest-House pour en trouver. Par contre, je croise une vieille maison ouverte que j’avais déjà rencontrée quand je cherchais le Kanze Inari. Je rentre… Je tombe sous le charme. Dans mon histoire, Zeami vivra ici. C’est exactement comme j’imagine sa maison. Je prends des photos pour pouvoir les étaler devant mon ordi quand il s’agira de reprendre l’écriture de la pièce et rentre à la maison.

La Déesse de la Fertilité incarnée… devant un petit temple en attendant les vélos

Le dimanche sera une journée douce et tranquille pour qu’Elise puisse arriver posément. Je la laisse à la maison et retourne au Kongo Kaikan pour voir la nouvelle “Exhibition”. Mais, ils ont juste changé les kimonos. Repayer 1000 yens pour voir dix nouveaux kimonos me laisse un petit goût amère, mais enfin, cela fait partie des choses à faire quand on est un disciple et donc, je m’exécute. Je ne reste pas longtemps aujourd’hui. Je fais un rapide tour des kimonos, vais saluer Rebecca qui doit être là pendant toute la durée de l’Exhibition – c’est à dire deux jours – avec les deux fils du maître pour représenter les Udaka. Le maître lui ne viendra pas. Aucun membre de l’école de l’âge du maître n’y est d’ailleurs. Ce sont les jeunes, accompagné du Iemoto qui assurent l’événement. Passation des responsabilités oblige.

En Route pour le Daigo Ji. Ca monte dur, les collines deviennent montagnes…

Je n’ai toujours pas vu le Daigo Ji, l’endroit où est la tombe de Zeami et je propose à Elise cette balade. Il nous faudra juste trouver ce second vélo qui manque. Elise a passé quelques coups de fils ce matin et a trouvé une boutique qui loue des bicyclettes à trois rues de la maison. Nous y allons, mais c’est l’heure du déjeuner. Qu’importe, nous avons du temps et nous arrêtons pour manger un bout. Superbe petit restaurant très typique et sympathique où la nourriture est bonne et peu chère juste à côté d’un petit temple très joli où nous avons aussi le temps de nous poser à l’ombre des Gingko. Puis nous allons à la boutique. “Do you rent bicycles ?” “Yes ! Of course… 8000 yens for two weeks !” Pour 10 000 yens, tu achètes un vélo. Donc, on s’excuse, on repart et s’arrêtent chez le vendeur de vélo qui fait l’angle avec la Imadegawa Dori et le vélo, on l’achète. Un blanc vélo tout joli et pas cher. Pour moi, c’est pratique, étant donné que, quoi qu’il se passe, j’ai décidé au moins de rester jusqu’à la fin de mon droit de séjour, début octobre. Le temps de voir venir… “Joyeux anniversaire !” Oui, le vélo est le cadeau d’Elise pour mon anniversaire qui arrive du coup, comme souvent, avec quelques jours d’avance.

Sur la route du Daigo Ji, Kyôto pédale après pédale se transfigure… voyage dans le temps assuré

Puis nous allons au Daigo Ji. Enfin… nous y allons est un bien grand mot. C’est bien plus loin que je ne l’imaginais et il faut traverser les collines qui encerclent Kyôto. Nous arriverons finalement assez proches du Daigo Ji, mais nous abandonnons lâchement. Il est 17h30, le temple est du coup fermé et il va falloir repasser les collines en sens inverse. En tout quelques sept heures de vélo dans l’après-midi. De quoi nous rompre pour quelques jours…. Mais que nenni ! Demain, Elise me propose la ville de Nara. Ancienne capitale de l’époque qui porte son nom : Nara : 649-794. En plus, ville où Zeami a passé une bonne partie de son enfance et même de sa vie. Ok doki, c’est parti.

Magnifique temple dans lequel nous venons nous abriter. La nuit tombe et l’orage gronde. Hasard des rencontres. Un moine nous invitera à sortir. Ce temple, immense, n’est pas ouvert au public.

Fue… only that ! Où comment essayer d’apprendre une partition en 4 heures.

Shikibutai Kanze à côté de Osaka, station Momodani

Voilà un compte rendu qui sera léger à faire. Cela tombe bien, Elise arrive d’ici quelques heures et je voudrais finir le ménage pour la recevoir et qu’elle se sente assez bien pour que lui germe l’idée de rester ici un an avec moi et, du coup, Rose. Mais revenons à notre histoire.

Comme je vous l’ai dit hier. Le maître – Maître Saco – me laisse hier soir avec une partition sur quatre pages à savoir pour le lendemain. Et il n’est pas question des prétextes de temps dont nous pouvons user en France. Si j’ai un cours, je dois avoir travaillé et être capable d’entonner “Ryô”, “Chu”, “Kan” et “Kan-chu” sans discontinuer, c’est ainsi. Heureusement, mes voisins sont partis tôt ce matin, du coup, je m’y mets directement. C’est difficile de battre la mesure en seiza une flûte à la bouche. Du coup, je regarde sur mon iphone à tout hasard et… oui, j’ai un métronome sur une de mes applications. Et c’est parti pour trois heures non-stop avec la flûte. Petit à petit ça rentre, mais il faut que ça tourne. Donc je continue, autant que mes lèvres et mes doigts le peuvent. Mais j’ai remarqué que plus mes doigts sont détendus, plus le son est clair, c’est donc plus reposant.

Saco Sensei en train d’admirer ce vieux shikibutai… une merveille au tout petit hashigakari

Je fais une pause pour écrire et manger, puis je m’y remets. Encore et encore. Il est 14h30, j’ai rendez-vous après Osaka, ce qui veut dire prendre le métro, le train, puis un second train. Je n’ai aucune idée du temps que cela me prendra, donc j’y vais. Mon rendez-vous avec Rebecca est 17h – ce qui fait quand même une bonne marge, je pense. Effectivement, j’arrive à Momodani avec une bonne heure d’avance. Qu’importe, c’est la première fois que je mets les pieds dans les banlieues d’Osaka, je flâne. L’ambiance est différente ici. Beaucoup de gens âgés, d’étales de poissons – nous sommes à quelques pas de la mer. Les gens semblent en général plus souriants et avenants qu’à Kyôto. Je m’arrête boire un coffee et en profite pour réviser en chantant la flûte comme ils le font et en battant la mesure. Il est 17 heures, je vais retrouver Rebecca à la sortie de la gare – heureusement aujourd’hui, il n’y a qu’une sortie. J’apprends que notre rendez-vous est à 18 heures, ce qui nous laisse encore une heure de libre pour parler du programme à venir et de la visite de l’Île Sado que je voudrais faire avant que mon Railpass n’expire – c’est à dire avant le 2 août. Ca va être compliqué à gérer, mais c’est faisable et il me semble important pour l’écriture de la pièce sur Zeami que j’aille passer dans ses derniers pas. On dit, de plus, qu’un des temples où il a séjourné, a une statue de lui.

L’autre côté du Shikibutai Kanze. Admirez les bambous and the Plum

Il est 17h50 et nous arrivons à notre lieu de rendez-vous. En effet, la seule maison traditionnelle dans toute la rue – comme l’avait dit Saco Sensei. Mais on dirait une habitation. Rebecca hésite à rentrer, fait le tour pour voir s’il n’y a pas une autre porte, puis entre finalement. Je la suis à distance, au cas où nous tombions nez à nez avec le propriétaire de la maison et qu’il s’étonne de voir deux occidentaux entrer comme ça chez lui ! Mais non, c’est bien là. Derrière une porte coulissante aux carreaux de papier, nous découvrons un véritable petit butai magnifique. C’est un Shikibutai de la famille Kanze. Une oeuvre d’art d’une beauté et d’une authenticité renversante. Ouah ! Décidément, les cours de flûte m’entraînent à chaque fois dans des lieux incroyables.

Saco Sensei et une élève… voilà comment se passe le cours. Les baguettes sont pour battre la mesure, pas pour nous taper…

Deux filles sont déjà là et nous servent le thé comme je comprends que c’est la tradition. Je ne sais pas si le nécessaire est sur place ou si ce sont les élèves qui amènent aussi thé, tasses, chauffe-eau. Il faudra que je me renseigne là-dessus, puisqu’il semble qu’en tant qu’occidental cette tâche ne me soit jamais dévouée. Le maître finit son thé, puis demande qui veut commencer. Je la joue à la japonaise, je leur propose d’y aller – en plus, j’ai la trouille grave ! Mais elles finissent par gagner et je vais me mettre en place devant le maître devant ce public averti qui va pouvoir bien rigoler. “Ok ! Oshirabe”. “Quoi ! Oshirabe ? Comment ça ? Mais moi je ne me suis concentré que sur la nouvelle partition….” bon, je fais appel à mes ressources, j’en appelle à ma mémoire et à mon sang froid et c’est parti. Mais il m’est impossible de sortir le “Ho” qui doit, dans Oshirabe, être grave. Avec l’entraînement sur la nouvelle partition où tout est dans l’aigu, le grave ne sort pas. Et c’est la première note. J’essaye, je repositionne la fûte, je réessaye, je souffle, je sououffle, mais rien n’y fait, elle sort toujours en “Hya”. Je m’excuse, mais il veut entendre “Oshirabe”. Donc je recommence. Et même chose. Ca dure, ça dure, j’ai des gouttes qui perlent le long de mes tempes. “Mais tu vas sortir “Ho!”. Puis j’abandonne, je lui jouerai avec des “Hya” à la place des “Ho”, c’est tout ce que je peux faire aujourd’hui ! Je respire un grand coup, je me concentre et “Hya…Ho”, le “Ho” sort enfin. J’en profite pour lui jouer “Oshirabe” d’une traite. “Ok”. J’ai l’impression que ça a duré dix minutes. Sous le regard désolé de Rebecca et les lèvres pincées pour ne pas rire des deux filles. “Let’s play the other.” Ok ! Là, il s’agit de montrer que j’ai bossé. Et c’est parti. A part une ou deux fautes, cela se passe sans soucis. Il me le fait jouer en boucle de plus en plus vite, je tiens. Parfois, je m’emmêle les pédales, mais je sens qu’il est rassuré. Il me donne encore une nouvelle partition, enfin disons l’introduction des quatre phrases que j’ai appris aujourd’hui qui s’appelle : “Kakari”. Jouée avec les quatre phrases, cela devient “Otoko Mai”. Voilà. Nous repartons vers 19h30, après avoir regardé l’élève suivante d’un très bon niveau. Cela veut dire que le cours a bien dû durer 45 minutes ! Ouah…

Je laisse Rebecca à la Kyôto Station filer à la préparation de l’exhibition de masques et de costumes qui a lieu aujourd’hui et demain au Kongo Kaikan et file manger un bout.

Ensuite, je vais à l’Interneto. As usual.

Bye.

Retour à Kyôto, lessives, cours de flûte et Kanze Keikan

Pas plus haut que trois pommes, le joueur de Otsuzumi de l’école Kanze. Soirée des jeunes professionnels.

Peut-être la première journée comme une autre de tout ce séjour. Ah si quand même ! J’ai des voisins désormais à la TAKAYA Guesthouse. Ils sont arrivés pendant mon absence. Un français et sa femme japonaise. Des gens très discrets. Ca me permet de leur demander comment marche cette machine à laver que nous avons, mais qui n’a pas été prévue pour les néophytes en Kanji. Et à vous dire vrai, c’est plus simple qu’il n’y paraît. Il suffit d’appuyer sur on et d’appuyer sur “play” ; la machine se charge du reste – combien il y a de linge, etc. Par contre pour faire sécher le linge avec l’humidité ambiante, ce n’est pas une mince affaire. Même avec le sèche linge, il me faut compter une heure de séchage par machine. Soit deux heures en tout à rester ici, à fumer des clopes et boire des cafés devant ce sèche linge qui est au bout de notre impasse. Voilà l’histoire de ma matinée !

Le petit temple sur la Oike Dori où j’ai, ce jour, mon cours de flûte.

L’après-midi est dédié au travail de la flûte. j’ai cours cet après-midi à Oike – deux stations d’ici – et je n’arrive toujours pas à jouer “Oshirabe”. Le rendez-vous est à 16 heures devant la station de métro Oike avec Rebecca qui a, du coup, annulé le cours de shimai que je devais avoir cet après midi – apparemment, elle avait oublié ce cours de flûte. Je pars un peu en avance pour me promener et découvrir un peu mieux le quartier.

Détail de la porte en papier dans la salle du temple où je reçois le cours de flûte, ce jour.

Rebecca m’entraîne le long de la Oike dori jusqu’à un temple. C’est l’avantage de travailler sur une forme ancestrale et traditionnelle, on peut se promener dans des endroits d’une autre époque souvent fermés au public. Nous entrons dans le temple – dont je n’arrive pas à retrouver le nom sur la carte tellement il est petit – et nous montons de vieux escaliers de bois. Là, une salle traditionnelle toute recouverte de tatamis et aux portes de papier nous attend. Le maître n’est pas encore arrivé. En l’attendant, j’essaye d’avoir un peu plus d’informations sur la suite du programme et me retrouve avec une semaine d’infos d’un coup ! Maître Saco arrive. Décidément, j’adore ce bonhomme qui me dit “Bonjour”, à la française. Nous nous installons, il demande à Rebecca si j’ai bien travaillé, ce qu’elle ne sait pas. Je lui dis que j’ai travaillé un peu tous les jours, mais que ce n’est guère brillant. Il me sort alors une nouvelle partition qui fait le quadruple de la première. C’est l’air qu’on entend le plus souvent dans les danses. Il s’agit de quatre phrases : Ryo, Chu, Kan et Kan-chu. C’est, bien entendu, écrit à la main comme pour “Oshirabe” avec deux couleurs et les dessins des doigtés. Puis, c’est le moment du cours. Je me mets en face de lui, en seiza, dans l’espace dédié et essaye d’entonner “Oshirabe”. Il me corrige une fois, puis nous passons à la nouvelle partition. Il me montre une fois, nous le chantons une autre et c’est parti ! Je panique. Il bat la mesure, je déteste la mesure, elle me fait, à tous les coups, perdre la musique. Mais je m’exécute. J’essaye. Nous avançons à une vitesse fulgurante et encore, je sens bien qu’il trouve que ça ne va pas assez vite. J’en ai la tête qui tourne et les doigts me font vraiment souffrir. Surtout ceux de la main gauche. Mais je prends mon mal en patience et m’exécute. “One more !” “No ! Do it again ! “ Ok, ok, ok. Le cours est fini, je ne sais pas combien de temps ça a duré, mais vu l’impossibilité dans laquelle je me retrouve de me lever, le cours a du durer un moment. “So ! We see us tomorrow at 5 PM.” “Quoi ! J’ai jusqu’à demain trois heures pour savoir jouer tout ça ?!” – et oui, il faut compter le temps d’y aller à Osaka. Rebecca me fait signe qu’il faut que j’y aille, j’ai rendez-vous au Kanze Kaikan pour voir les fils du maître présenter des shimai à une représentation de jeunes professionnels.

Saco Sensei, mon prof de flûte – « fue »… quand je vous dit qu’il a une vraie bonne tête, hein ?!

Je file par le métro. Heureusement, c’est deux stations plus loin sur la ligne T que je prends pour la première fois et qui traverse Kyôto d’est en ouest. La station s’appelle Higashiyama. Je suis déjà venu au Kanze Kaikan, rappelez-vous, c’était le deuxième jour, si je me souviens bien. Du coup, à la sortie du métro, je sais où aller. Mais je suis en retard ! La représentation commençait à 17h30 et il est 18h. Qu’importe, j’entre – cela se fait au Japon lors des représentations de Nô surtout de ce type-là, les gens ne font que ça d’ailleurs, entrer et sortir. Quand j’arrive, c’est justement l’un des fils du maître qui danse. Il est puissant, précis. Ensuite vient un autre groupe. Est-ce le deuxième fils du maître… non ! Je ne sais pas qui il est et de quelle école, famille, il vient. Je dirai que c’est sûrement un Kongo aussi vu son style. Puis arrivent les Kanze. Le joueur de Otsuzumi doit avoir douze ans – mais c’est difficile de donner un âge aux japonais – et il est vraiment très bon. Le Shite est sublime. Plus maladroit et parfois un peu à côté par rapport aux Kongo, mais quand il est là, il dégage quelque chose de vraiment très très fort. Et pour couronner le tout, il a un visage fantomatique, très beau, très epuré. J’imagine Zeami à cet âge là, il devait sûrement faire cet effet. En demandant autour de moi, j’arrive à comprendre que son nom est Oe… il faudra que je vérifie dès que je croise quelqu’un qui peut me traduire les kanji en Romaji.

Devant le Kyôto Kanze Kaikan comme il est indiqué

Puis, entre à nouveau le fils de Maître Udaka, mais il est dans le choeur cette fois. Le Shite est un espèce de jeune ventru et joufflu – ce qui, décidément, je trouve, ne sied pas du tout à cet art. Il a quelque chose de plus touchant que le fils du Maître, mais il peine et ça se voit. Il est obligé de se décaler pour les appels de pieds tellement il a de poids à soulever. En demandant qui c’était, j’apprends qu’il s’agit du deuxième fils du maître… me faudra-t-il dire ce que je pense à Maître Udaka s’il me demande ou lui répondre poliment en ne parlant que du côté touchant de l’enfant – qui doit quand même avoir une vingtaine d’années. Puis vient un nô complet, mais sans masques, assuré par les jeunes Kanze. C’est toujours très propre, mais je ne retrouve pas l’émotion du premier. Ce genre d’acteurs dans le nô sont rares. J’en ai rencontré quatre à ce jour : le Iemoto Kanze, un autre Kanze à Tokyo l’année passée, le membre des Komparu vu à Tôkyô cette année et enfin ce jeune Oe de l’école Kanze aussi.

Le Théâtre Nô du Kanze Kaikan avec de jeunes acteurs professionnels en train de présenter un shimai

Il est 20 heures 30 quand je repars. Ce soir, Interneto Café à bloc pour mettre en ligne les quelques journées manquantes et les photos, puis quelques recherches autour du Bouddhisme et du Zen au Japon des Dragons, de Motomasa – le fils de Zeami mort à 37 ans.

Voilou, voilà.

Il est 12h30, heure locale. J’ai fait de la flûte bien trois heures ce matin et il faudrait que je m’y remette, si je ne veux pas me faire pourrir par Maître Saco. So… see you !

Miyajima ou la rencontre avec le roi des crabes

Une rizière juste à côté du Shikibutai de Maître Udaka à Matsuyama

Il est 07 heures ce matin quand je me lève. C’est que j’ai beaucoup de route à faire. D’abord Matsuyama – Okayama, puis Okayama – Hiroshima, puis Hiroshima – Miyajima Guchi, puis Miyajima Guchi – Miyajima, puis la même chose pour retourner à Hiroshima et enfin Hiroshima – Shin Osaka et Shin Osaka – Kyôto. En tout, quelques sept heures de transport. Sept heures où je vais pouvoir essayer de rattraper le retard dans l’écriture de ce journal de bord.

L’Île d Miyajima vu du Ferry. 15 minutes de traversée pour cette île étrange et féérique, malheureusement en cette prériode beaucoup trop peuplée…

Mais revenons au réveil… il est 07h00 donc. J’ai passé une nuit difficile, me suis réveillé souvent, ai eu chaud. Je file m’acheter mon “Black” matinal, mange mon habituel gâteau aux haricots pour avoir de quoi tenir ces première heures, laisse un mot de remerciements au maître et à sa fille, puis repars comme je suis venu. Je traverse Matsuyama en ligne droite du Shikibutai à la gare. C’est l’heure où les écoliers vont à l’école, les bureaucrates dans leurs bureaux. Ici, comme à Kyôto, le vélo est roi. A la gare, j’ai le temps, en attendant mon train, de boire un café chaud dans un “Coffee” à l’anglaise. Les serveuses sont en robes avec des tabliers à carreaux et des couvres tête de style servante anglaise. C’est assez drôle de se retrouver comme ça plongé dans l’Angleterre des années 30. Ils passent de la musique classique. Je me dis que tout cela va me manquer si je reste, mais je sens bien maintenant que je dois rester. Cette rencontre avec Maître Udaka n’est pas un hasard. Je l’attendais depuis longtemps et il faut que je me rende disponible pour.

Miyajima est aussi un lieu où la nature est restée très préservée… un cerf à quelques pas.

Entre deux train, à midi, j’ai le temps de m’acheter un Obento. Je suis surpris moi-même comme cette appréhension de la nourriture a été guérie après ces deux jours passés avec le maître où il m’aura fallu manger tout ce qu’on me proposait. Du coup, je prends celui où je vois une crevette frite qui me fait envie, mais tous les plats autour – à part le riz – je ne les connais pas. Et ma foi, tout est très bon. Parfois de texture vraiment spéciale, mais intéressant.

Otori Guchi, la photo souvenir par excellence.

Il est 14 heures quand j’arrive à Miyajima par le Ferry qui part de la station Miyajima Guchi – la porte de Miyajima. C’est une île sauvage envahie de touristes !!! Du coup, je suis un peu refroidi. De voir tous ces occidentaux ici me coupe de mon rêve, de mon aventure. Qu’importe, je suis venu voir le théâtre nô du temple Itsukushima, j’y vais. A l’entrée du temple en bois tout peint de rouge qui s’étend de part et d’autre de cette anse, à cette heure-ci est à marée basse, je me déleste de 300 yens. C’est cher pour avoir le droit de passer sur les passerelles et voir, du temple, la Otori Guchi ! Mais qu’importe, au bout de ces passerelles se trouve ce théâtre Nô qui fut construit en 1568 et qui voit la mer monter presque au niveau de son butai.

Le temple Itsukushima. Un endroit merveilleux et en plus, abritant un théâtre Nô

C’est un beau théâtre. Les peintures et le bois sont bouffés par le sel et l’eau, mais ça ne lui donne que plus d’authenticité – c’est wabi-sabi comme dirait les japonais (notion de l’esthétique zen à découvrir parce que bien éclairant sur le rapport des japonais à l’art). Je descends sur le sable – c’est marée basse, je vous l’ai dit – pour aller voir ce théâtre de plus près. Arrivé à côté du Butai, une bande de crabes gardiens disparaissent. Je me croirai dans un dessin animé de Miyazaki. Ils sont drôles, cachés dans les interstices des pierres qui bordent le théâtre à m’épier. Je les salue, leur demande de dire à leur roi de bien veiller sur ce théâtre et de lui faire savoir que le King est maintenant au Japon. Puis je repars.

Le Théâtre Nô de Miyajima à marée basse… là depuis 1568

Les crabes gardiens du Théâtre Nô de Miyajima

Je visite la salle des trésors avec son lot de costumes magnifiques, des rouleaux originaux du “Dit des Heiké”, des sabres incroyables, des sutras peints sur des rouleaux de papier où il est impossible de donner tous les détails de sa facture tellement elle est complexe : entre l’or, le dessin, les couleurs, les touches de peinture… une vraie merveille.

Un moine de bois… tout simplement réel.

Puis je rencontre ce moine de bois aux yeux si vivants. Je lui laisse une petite pièce et frotte sa tête de mes mains rincées à l’eau pure. Il est d’une beauté fascinante. Enfin, je vais me promener du côté de la pagode à cinq toits. Elle est impressionnante en haut de sa volée d’escaliers, elle qui touche littéralement le ciel. Elle fut construite en 1407. Tiens, Zeami vivait encore alors. C’était même sa belle période. Au côté de la pagode, il y a ce temple énorme : Senjokaku, où les poutres sont des arbres entiers. Le sol y est usé, lissé par les siècles. De cet endroit la vue sur le golf est magnifique. Je m’installe sur une des terrasses qui font le tour de ce temple, pieds nus sur ce bois usé, au frais et pense à tout ce qui arrive. A cette rencontre, à ces endroits qui réveillent en moi des sensations étranges. Ce temple a été bâti sous les ordres de Hideyochi-Toyotomi, un des plus grands généraux du Japon – je l’ai côtoyé pendant un moment quand je lisais “Le Château de Yodo” de Yasuchi Inoue. Un roman magnifique d’ailleurs pour qui n’est pas rebuté à l’idée de devoir s’accoutumer avec une bonne centaine de noms japonais différents. Il l’avait fait construire -je parle du temple ! et d’ailleurs, seulement en partie, car il n’a jamais eu le temps de le faire finir – pour y mettre des sutras au plafond pour le repos de tous les soldats morts à la guerre.

La pagode, trésor national, là depuis le 14eme siècle

Je n’ai pas le temps de faire la visite de l’île et retourne vers le bateau. Ici, il faut venir passer deux ou trois jours. Il y a, d’ailleurs, au milieu de boutiques attrape-touristes, des hôtels prévus à cet effet. Au moment où je m’apprête à remonter dans le bateau, je vois une tâche rouge au sol derrière moi ! Qu’est-ce ? Un crabe, un magnifique crabe rouge avec des yeux turquoises. Un gros crabe. Les gens lui passent autour sans le voir. Je me plais à me dire que c’est le roi des crabes qui est venu me saluer avant mon départ. Du coup, je reste un moment avec lui à converser. J’en viens à douter qu’il est vraiment là tellement les gens autour n’y prennent pas garde, alors qu’on ne peut certainement pas dire que ce crabe est commun ! Je le prends en photo pour être sûr qu’il est bien là et pour vous le montrer.

Senjokaku, bâti sous les ordres de Hideyochi-Toyotomi pour le repos des soldats morts aux combats.

Maintenant, je peux y aller. Je dis au revoir au Roi des Crabes qui, du coup, part de côté, en sens inverse de moi -il rejoint son armée de crabes gardiens sans doute. Puis, c’est la course à nouveau. train, train, train, train et enfin Kyôto.

Le Roi des Crabes… moment de magie complet. « Miyazaki, arrête de dessiner dans ma tête »

Vous voyez que je peux faire court si je veux ! 😉

A demain.

P.S. Est ce que j’ai médité, ce soir là, alors que j’étais tout seul ? Oui, aussi. Mais il faut que je trouve cette poudre que le maître utilise pour nettoyer les mains. Son odeur aide à l’apaisement… I will ask Rebecca today when I have my Flute lesson.

Matsuyama, second jour… une histoire de Maître Udaka Michishige et fin de l’aménagement au Shinonome Jinjâ (temple ou shrine… as you like)

18h30 ici, 11h30 chez vous. Ca y est, je suis dans le shinkansen Hikari qui me ramène à la maison – je parle bien entendu de la maison de Kyôto . Six jours de “trip”, ce n’est pas tant que ça et en même temps, j’ai hâte de pouvoir ouvrir la valise improvisée, de sortir les affaires, de faire une machine et d’aller retrouver mon “Interneto Café”. Peut-être même que j’embrasserai celui qui m’accueillera ce soir. “Siège 58, au fond près de la fenêtre. Comme d’habitude ?” “Oui ! C’est ça…” Mais repartons un jour en arrière…

Déballage de Kimono… faites votre choix !

Je me réveille à 07h00, au cas où – le maître ne m’ayant pas donné d’horaire la veille. J’ai bien dormi et ai profité d’une fraîcheur bienvenue apportée par une pluie torrentielle qui n’a pas faibli depuis une heure du matin. Orages, éclairs, pluie, mais surtout : de l’air ! Après avoir bu mon café froid et mangé mon gâteau au haricot rouge, m’être lavé les dents, rerasé – je sais ça ne sert pas à grand chose, mais nous sommes dans un temple, je vous rappelle, donc tenue impeccable obligée. Surtout que le maître me fait l’honneur de m’amener avec lui dans cet endroit où ils n’ont pas dû souvent croisé des occidentaux, si ce n’est quelques touristes. Il s’agit donc pour moi d’être irréprochable pour qu’il n’ait pas a assumé une quelconque honte de m’avoir emmené avec lui. J’attends… 8h, 9h, 9h30… toujours rien, ni personne. J’en profite pour avancer dans mes comptes rendus. Si ce soir, j’ai le temps, je pourrai envoyer Hiroshima. Ah ! 10 heures, le maître apparaît. “Do you have a good sleep ? No spirit come to see you ?” Non, désolé… j’aimerai pourvoir lui dire que si. Je sens bien qu’il attend que quelque chose m’arrive, confirme ce qu’il ressent ou pressent. “Do you want take your breakfist with us ?” Euh… si… euh, non ! Trop tard ! j’ai oublié qu’il fallait dire trois fois non avant de finir par accepter et j’ai accepté. En plus, je ne sais pas ce qui va surgir de la cuisine. Peut-être un plat bizarroïde ou que sais-je encore. “You make the coffee, please.” Bien sûr, ok, tout de suite. Le temps de comprendre comment tout ça marche. La machine qui tient l’eau au chaud avec ces multiples boutons, le filtre posé directement sur la tasse… bon, bon, bon ! Courage… mais le maître me voit hagard et finit par venir à mon secours. Sa fille arrive avec trois grands bols de soupe chaude où flotte un nombre incalculable de choses. “Non! Ne me dites pas que je vais devoir manger ça là maintenant !!!!” Moi qui ne mange pas le matin… Mais en fait, c’est très bon. Heureusement, majoritairement ce qui flotte, ce sont des légumes et pas mauvais en plus. Finalement, je finis le bol sans réelle difficulté. Je ne dis pas que j’en reprendrai un bol dans la foulée, mais presque. Le temps d’avaler le café, pas mauvais d’ailleurs pour du café japonais, et nous voilà partis. Quand je vous dis qu’il faut se tenir prêts, ce n’est pas pour blaguer !

Des katanas ! Ceux de la famille ? Non, des katana de nô en bois.

Nous sortons sous un rideau de pluie, montons dans le taxi et filons, comme la veille, au Shinonome Jinjâ. Nous arrivons vers 11 h. Dans le réfectoire, il y a les deux gars d’hier, quelques élèves du maître et deux autres personnages que nous n’avons pas encore vu, mais qui semblent, à la vue du temps du salut du maître, des gens très importants. La discussion aujourd’hui dure, dure, dure. Je peine à ne pas m’endormir. Mon ventre crie famine. Il est midi et demi, ils discutent toujours. Nous – les élèves de Maître Udaka et moi – regardons les autres manger leur obento comme si de rien n’était, pendant que nous attendons que le maître commence pour faire de même. Mais le maître ne commence pas. Il attendra 13H30 que la réunion soit finie. Je n’y comprends toujours rien, mais la fille du maître qui sait en fait un peu d’anglais m’explique qu’ils essayent de mettre en place une représentation au temple comme cela se faisait au début du siècle dernier.

Le maître et une de ses disciples en train de coudre un kimono sur son cintre.

Le maître semble de bonne humeur. J’en déduis que les pourparlers ont dû enfin porter leurs fruits. Nous commençons par installer les nouveaux kimono – enfin pas des neufs, mais ceux que le maître a choisi la veille pour la nouvelle exposition – dans les vitrines. Parallèlement, nous fabriquons avec des boîtes et du scotch, les présentoirs pour 15 nouveaux masques. Une fille qui travaille au temple est là pour noter tous les kimono que le maître a choisi. Je crois sentir que ça l’énerve et qu’il la trouve un peu lente – ce qu’elle est, mais disons qu’elle est précautionneuse. Du coup, je ne sais pas si c’est pour cela ou non, mais le voilà qui monte de nouveaux kimono, qu’il traite rudement comme pour montrer que ce sont ceux de sa famille et que ce n’est une petite blanc bec qui va y changer quelque chose. Puis le maître appelle sa fille et disparaît. Avant de partir, il a le temps de me dire d’aider la fille aux kimono. Mais elle met tant de temps à retrouver les noms sur son bloc note que nous n’avançons pas. Ici, je ne sers à rien. En tout cas, pas pour l’instant. En plus, je suis sûr que le maître est en train de s’occuper des masques. Il est parti avec sa mallette à masques sous le bras. Je m’éclipse et vais les rejoindre dans la réserve. En effet, ils sont assis au sol, au premier et transvase tous les masques dans du papier à bulle propre et neuf, en prenant soin de changer, à chaque fois, les sachets anti-humidité qui les accompagnent. Je m’installe. Pas trop près pour ne pas gêner. Pas trop loin pour ne rien rater. Parfois à la lecture d’un des noms de masques, il l’ouvre et le contemple en s’extasiant. A quatre reprises, il les mettra sur son visage et entonnera des morceaux de nô. A cette distance, c’est incroyable la vibration de sa voix. On dirait vraiment qu’on se trouve face à un esprit. Surtout avec le premier masque, de type Fukai – masque de femme commençant à être dévorée par la jalousie et la rancoeur. Il m’invite à me rapprocher – cela fait bien vingt minutes que je suis là – et je sens que c’est un moment d’invite au dialogue. Je lui demande ce qu’il pense du travail que j’essaye de faire en France – il a vu des photos et j’ai tenté de lui expliquer le pourquoi et le comment- et comment il prendrait, par exemple, le fait que je lui demande de monter “Inori” dans une version francisée et occidentalisée – Inori, son nô sur la catastrophe nucléaire. Il réfléchit. Il dit qu’il ne sait pas. Qu’il sent bien que je sui honnête dans ce que j’essaye de faire, qu’il y a quelque chose là dedans et dans le fait que nous rencontrons. Je lui dis que certains français aiment ça, mais que, malgré tout, je ne suis pas satisfait. Pour moi, je n’arrive pas à faire ressentir ce que j’ai ressenti lorsque j’ai vu mon premier nô, ce lien avec l’invisible, avec l’histoire, avec nos ancêtres. Il me dit tout de go : “Pour cela King, tu dois jouer un vrai nô ici !” Je lui dis que je ne peux pas, que je n’y arriverai pas, qu’il faudrait beaucoup trop de temps. Il me dit :” Non ! Si tu restes un an complet, voir deux, tu pourras faire cela. Si nous nous sommes rencontrés, si tu es venu jusqu’ici, si tu n’as pas trouvé cette satisfaction, si le Nô t’a appelé, alors tu dois essayer de percer le secret avec la foi, l’exercice, la prière. Je t’aiderai. Nous avons choisi de nous rencontrer, non ? Peut-être à cause d’une de nos autres vies ?”. Waouhhhh ! Oui, moi aussi, je le veux. C’est juste que j’ai la trouille. Mais je le sens bien, je l’ai senti dès le premier instant où je l’ai vu à Tôkyô, cet homme appartient à mon histoire, c’est sûr.

Une cousine d’Hannya que je n’avais encore jamais vue. Je suis tombé sous le charme. Nouvelle exposition

Je ne sais pas comment nous en arrivons là, mais je lui raconte mon enfance. L’absence de mon père, la violence de mon autre père, la peine de mon frère, le trajet que j’essaye de faire pour recoller tous ces morceaux et essayer de donner à ma vie, à ma lignée une colonne vertébrale nettoyée. Il me dit qu’il l’a vu. Il a eu l’image d’une vieille et “deep soul” quand il m’a vu entrer la première fois. Il me remercie de lui avoir parlé si franchement et me raconte son histoire.

Un magnifique masque d’Hannya sorti pour la nouvelle exposition

Michishige Udaka, 7eme génération du Clan Udaka, famille de nô de l’école Kita au départ et devenue Kongo, est le dernier enfant de ses parents. Il a 12 ans de moins que sa plus jeune soeur et a connu un amour très fort dans sa famille. Tout le monde l’entourait, l’aimait, le câlinait. Les soeurs se l’arrachaient la nuit pour qu’il dorme avec elles. Puis à l’âge de douze ans, il est parti étudier dans la famille Kongo. Il était comme un esclave et devait se plier à un tas d’exigences dures et implacables, en plus des exercices quotidiens. Ayant à peu près le même âge que le fils Kongo, vous imaginez la souffrance de se voir toujours rabaissé devant cet autre enfant. Plus bien d’autres histoires que je ne vous raconte pas, n’ayant pas demandé l’autorisation à Maître Udaka. Lui, le petit garçon chéri et adoré de 12 ans, s’est retrouvé seul, traité comme un moins que rien et qui plus est, ayant à faire avec un sentiment d’injustice terrible. Je me rends compte, même si c’était déjà lisible que maître Udaka qui doit avoir pas loin de 60 ans, à vécu son apprentissage à l’ancienne, comme on peut l’imaginer ou le voir dans certains films. Ca devait être dans les années 50.

Le viel Okina noir refait par le maître. Le masque était séparé en trois morceaux.

En entendant cela, je me dis que quoi qu’il en soit, aimer vraiment, profondément, les enfants peut les protéger de beaucoup de choses. La preuve en est. Cet homme élevé si durement et qui ne semble pas en porter les scories.

Kagekiyo, le seigneur aveugle. A voir lors de la représentation de novembre assurée par Maître Udaka himself.

C’est un moment vraiment fort. J’en profite pour lui demander si Atsumori est venu sur l’île de Shikoku. Il me répond que non, qu’il est mort pas loin de Kobe. A ce moment-là, on lisant l’étiquette attachée à un masque- parce que pendant toute notre discussion, lui a continué a déballé et remballé des masques – il lâche un “Ho!!!”. Il déballe le masque et apparaît alors un visage que je connais pas, que je n’ai jamais vu. C’est un masque d’homme, mais qui à la place des yeux n’a que deux fentes. Il dégage quelque chose de vraiment puissant. Le maître le pose sur son visage et entonne un chant grave et triste qui fait entrer le bois en résonance. Les larmes me montent aux yeux ! Quand il s’arrête, il m’explique qu’il s’agit justement d’un des héros du “Dit des Heiké” – d’où est tiré “Atsumori”- : Kagekiyo, l’aveugle. Un seigneur du clan des Heike qui ne supportant pas de voir la défaite de son seigneur, préféra se crever les yeux. Puis, il me raconte une histoire avec sa fille qui le cherche et finalement le retrouve, mais lui ne sait pas que c’est elle. Quand, finalement, elle lui apprend, il devient fou. Je crois entendre l’histoire de Gloucester dans le Roi Lear. Je le lui dis. Mais il n’a pas lu Shakespeare. Alors Ran peut-être… oui, Ran, il l’a vu ! Je lui raconte dans mon mauvais anglais l’histoire de Gloucester qu’il écoute attentivement. “You know, I will play Kagekiyo at November. Do you will be here ?” “Maybe…” Mais dans ma tête, je voudrais lui dire : oui, oui, oui, je reste, je serai là. Encore et encore. Il me semble avoir attendu ce moment depuis longtemps.

La fille du maître mettant en place les derniers masques de la nouvelle exposition.

Les 196 masques sont reconditionnés, prêts à passer un an dans leur dortoir avant le prochain grand nettoyage. Nous remontons. Les kimono ont fini d’être installé. Dans une vitrine, il y a des costumes d’hommes, dans l’autre, la grande, les kimono de femmes. C’est l’heure d’installer les 30 masques choisis par le maître : 15 masques de type homme, 15 de type femme. Il entre dans la vitrine, sa fille lui fait passer les masques qu’il appelle. En même temps qu’il les place, moi je les découvre. Il y a deux Okina magnifiques, dont un qui sort de réparation. Un noir, chose rare. Le maître me demande de lui dire s’ils sont bien placés. Je me mets face à lui et je fais comme quand on règle les pars avec Fred : “Un chtouille à gauche, une pichenette à droite”. Mon oeil a intérêt à n’être pas de traviole… je stress un max et en même temps je prends un immense plaisir à voir le maître suivre mes indications – on ne se refait pas ;-). Ca y est la vitrine des hommes est finie. C’est tout simplement magnifique. La fille du maître note sur une feuille tous les noms des masques dans l’ordre pour la fille qui s’occupe de l’exposition. Qu’elle puisse créer les panneaux qui iront avec les masques. Nous faisons la même chose de l’autre côté, puis finissons par remettre le kimono aux dragons, le seul à rester de la première exposition. Le maître me demande de poser cette dernière pièce avec lui. Je l’aide à mettre le dernier point de couture pour faire tenir le costume comme ils le font sur les acteurs. C’est un grand moment d’émotion !

Le kimono vu en jour 1, détail. Dernier Kimono a être remis dans la vitrine, terminant cette incroyable journée.

Il est 21h30 et nous venons de finir cette très savante et jolie mise en place. Ce qui n’avait pas été fait depuis vraiment très longtemps apparemment. Quand il remet les noms des masques à la fille du musée, je lui glisse qu’il serait bien de les doubler en anglais. “Yes ! You right !”. Il les faudra en anglais aussi ! Peut-être quand je reviendrai, je pourrai, du coup, avoir les histoires complètes de ces trente masques et vingt kimono que j’ai aidé à mettre en place sans arriver à avoir leurs histoires. Le maître est vraiment très heureux et nous invite tous au restaurant. “Ramen pour tout le monde !” – les Ramen sont des nouilles agrémentées et baignant dans une soupe chaude ou froide. C’est délicieux et surtout, ça fait du bien après une telle journée. Pendant le repas, nous ne parlons pas beaucoup. Les filles sont toutes les trois à une table, le maître et moi a une autre. Nous mangeons, je voyage dans cette exposition où je revois chaque masque, chaque kimono, chaque moment de cette formidable aventure. Peut-être le maître, lui, pense-t-il a ses ancêtres et à ce qu’il vient d’accomplir dans la continuité de sa lignée qui, d’après ce que j’ai compris, avait rompu avec le temple pendant un long moment avant que le maître ne parvienne à renouer.

Maître Udaka devant la vitrine des hommes, juste avant de partir. Il est 21h00

Il est 22h30 quand nous rentrons. Avant de quitter le restaurant, je le remercie de m’avoir permis de traverser cela avec eux. Il l’accueille et me dit, dans un sourire malicieux qu’il est sûr que je ne suis pas prêt de l’oublier.

Maître Udaka remerciant ceux qui l’ont aidé à mettre ne place cette nouvelle exposition, ici devant la vitrine des femmes.

De retour au Shikibutai, douche, flûte, puis méditation avec le maître comme depuis deux jours maintenant. A la fin de notre méditation, c’est lui qui me remercie, puis il s’en retourne dans sa chambre. C’est fini. Je reste là en suspens. Je regarde cet endroit où il m’est arrivé tout cela. Demain, je me lèverai tôt pour aller à Miyajima, ce n’est pas sûr que je le croise. Je garde la résonance de ses dernière paroles et ferme les yeux. Noir.

Matsuyama, 1er jour… 2 eme rencontre avec Maître Udaka Michishige et Shinonome Jinjâ (temple ou shrine… as you like)

Masque de jeune homme d’un certain âge. Il me fait penser aux images des visages de Hiroshima. Collection du Shinonome

Il est 02h19 du matin chez vous et 09h, même minutage, ici. Je suis dans le train qui me ramène à Okoyama d’où j’irai rejoindre Hiroshima pour visiter l’île de Miyajima et son temple avec son butai sur l’eau, avant de rejoindre, ce soir, Kyôto. Il y a aussi ces deux jours de retard à rattraper dans le journal de bord du Japon, mais vous allez vite comprendre pourquoi. Reprenons, voulez-vous ?


Une des pièces maîtresses, un kimono de Nô pour les masques d’hommes. Celui là après avoir été sorti et nettoyé sera remis en place (cf. Matsuyama 2)

Nous sommes dimanche soir et je viens de terminer ma méditation avec le maître. La seule information que j’arrive à avoir, c’est qu’il faut être prêts à 09h30 demain. Je me couche donc sur le sol, au pied du Shikibutai. La nuit, malgré la chaleur moite et suffocante, se passe d’une traite. Je me réveille à 8h00, après une de mes premières nuits sans interruption et file prendre mon petit déjeuner. Il s’agit d’un “Black” – le café le plus noir que vous pourrez trouver au Japon et qui, en cette période, s’achète glacé dans des distributeurs qu’on trouve à peu près à chaque coin de rue – et de quelques cigarettes. Je profite du peu de temps que j’ai et de ne pas voir le maître debout pour essayer de rattraper mon retard dans l’écriture. Puis le maître sort. “We go now.” Ok, heureusement, j’avais prévu et j’avais même pris le temps de me laver les dents et de me raser. Je le vois enfiler son kimono sur une chemise et un pantalon de pyjama – mais de style traditionnel japonais. Il fait cela avec une aisance déconcertante et, deux minutes plus tard, est habillé tel un samurai qui se rendrait à une réunion avec des seigneurs féodaux – puis nous sortons.

Ceintures de Nô – Collection du Shinonome

Un taxi nous attend devant la porte. Nous entrons, lui et sa fille derrière et moi, à côté du chauffeur. Je sais que nous devons aller à un temple – Rebecca me l’a dit – et que j’y verrai des masques que le maître doit réparer. Ce sont les seules informations que j’ai pu glaner. Nous arrivons devant un immense escalier. Le maître montre au taxi une petite route qui monte par l’arrière. En effet, il y a moyen d’arriver jusqu’au temple qui est à mi-hauteur d’une grande colline, sur laquelle – je l’apprendrai plus tard – se trouve le Château féodal de Matsuyama. Très célèbre château !

Ce que l’on peut voir dans la vitrine avant son déménagement. Les motifs de ce kimono – des pins – sont magnifiques

Avant d’entrer dans la salle sur le côté du temple, le maître va se recueillir devant l’autel et claque des mains deux fois – cérémonial Shintô – , puis nous entrons. Là, deux hommes nous attendent. Il s’agit d’un réfectoire. Des boissons fraîches sont posées sur la table. Nous nous asseyons. S’ensuit une grande discussion entre les deux hommes et le maître qui dure bien jusqu’à 11h30. Je ne comprends pas un traître mot de ce qui se raconte, mais je vois bien, aux efforts que fait le maître pour maîtriser chaque geste, chaque intonation que quelque chose se joue de difficile et de tendu. Les deux autres n’ont pas l’air d’y prendre garde. S’ils avaient des sabres – et le maître a le style si samurai qui fait que ce genre d’images coulent de source – je pense que le maître dégainerait et trancherait une de ces deux têtes dans un cri de rage contenu. Mais non, il mène son combat avec tout ce qu’il a sous la main. Il lit quand les autres parlent. Il attend à chaque fois que les autres se taisent et cherchent à savoir ce qu’il va dire. Il boit mesurément, l’air très détendu, de temps à autre. Il blague même parfois. Pourtant, à un moment, quand les deux hommes sortent pour aller chercher quelque chose, il nous montre ce qu’il leur cache. Une colère amusée contre -semble-t-il – une telle bêtise et un tel entêtement. C’est drôle de suivre cette joute sans comprendre un mot de ce qui se raconte, mais juste en sentant les énergies, les tensions naissantes, etc.

La sortie des Kimono. Une affaire d’experts. Les kimono ont en moyenne entre 200 et 600 ans.

11h30 ! Entre temps les élèves croisés hier soir sont arrivés et ont pris place à côté de moi et de la fille du maître, face aux deux autres et au maître. Nous suivons un des deux hommes qui nous ouvre une porte vitrée. Et là… là, juste sur la droite, il y a une salle avec des vitrines tout le long. Dedans, des kimono et des masques. Pour la plupart des pièces qui ont entre 500 et 600 ans, offertes par un Shôgun au seigneur de Matsuyama, peut-être celui qu’ils nomment – quand je leur demande d’où viennent ces trésors – Hisamatsu (à vérifier… dès que je retrouverai la civilisation et internet ! ). J’apprends, par la même occasion que le Clan des Udaka, la famille du maître, a eu la responsabilité de tous ces trésors depuis plus de 300 ans – le maître est le chef de la 7 eme génération du Clan – et les a utilisés pour les représentations attachées à Matsuyama.

La réserve, Rez de Chaussée… le papier journal pour agglutiner la poussière. Sur les étagères, des merveilles.

Ouah!!!! Ils ouvrent les vitrines et les élèves de Maître Udaka entrent et sortent tous les masques, puis tous les kimono. Tout est installé sur des tapis et des tables avec des papiers de soie pour protéger les masques. Le maître écoute les masques l’un après l’autre- j’apprendrai le soir qu’en faisant ça : les écouter, il se rend compte s’ils sont fendus ou pas – comme on écoute un vieillard qui aurait le souffle un peu court, puis les couvre. Il y a peut-être une quinzaine de masques ! Tous ayant entre 300 et 600 ans… vous imaginez !

79 des 196 masques comptés. 1er étage de la réserve. Dommage qu’avec mon niveau de japonais, je n’ai pas été capable de lire les noms de tous les masques.

Pendant que certains sortent les kimono des vitrines, d’autres disparaissent et reviennent avec de nouveaux portes kimono – vous savez ces portants en bois, généralement laqués, de la largeur d’un kimono ouvert, donc grands . Une fois les vitrines vides, les élèves aidés par les hommes – que je comprends être chargés du temple et du musée – passent l’aspirateur et le balai dans les vitrines. “Hey ! King ! They need your help.” Ok, maître. Je pose l’appareil photo et suis un groupe, fait de la fille du maître et de trois élèves, au sous-sol, dans la réserve. Là, ce n’est pas 20 kimono et 15 masques qui m’attendent, mais quelques 150 kimono et 196 masques – les masques, je les ai comptés. La réserve est sur un étage. Au rez de chaussé il y a tout ce qui est accessoires, éventails, katana, livrets, ceintures, tout cela bien rangé sur des étagères et à l’étage, les 196 masques dans des étagères à masques avec le nom de chaque masque sous l’emplacement réservé, et 10 étagères à kimono de chaque côté… de quoi ranger 28 kimono par étagère, soit 560 kimono en tout. Bien sûr ces étagères, si spécifiques ne sont pas pleines, mais c’est du bel ouvrage et je sais, tout de suite, que les kimono dans les grandes familles, chez les Geisha ou les gens du théâtre Nô étaient rangés exactement de la même façon. Dans les espaces qui restent, il y a des portes-armes, avec trois magnifiques arcs suspendus. “Tu as vu et bien maintenant tu vas aider à nettoyer”. Et c’est parti ! Ce qui est drôle c’est que pour nettoyer, ils se servent des mêmes instruments qu’il y a 100, 200, 300, 600 et même sûrement mille ans. Pas de Plizz, pas de produits, non ! Juste de l’eau et des chiffons qu’on essore bien. Pour le sol, nous utilisons du papier journal mouillé que nous jetons dans un geste vif au sol pour agglutiner la poussière. Puis nous balayons. Mais attention, pas avec un beau balai bien comme il faut. Le mien fait 60 centimètres de haut et est en mauvaise paille. J’ai le dos cassé quand je finis de nettoyer le sol. Dire qu’avec un aspirateur et un balai espagnol, je t’aurais fait ça en deux minutes et avec un résultat optimum, mais c’est le jeu et je le suis, je dirai même plus, je me régale à le suivre. Ensuite, il s’agit de nettoyer les 560 étagères à kimonos. Nous les sortons une par une, puis les lavons avec un chiffon mouillé, avant de les remettre en place. J’ai la charge de les enlever et les remettre avec la fille du maître et fais le transvasement de tous ces kimono avec mes petites mains. Dans l’après-midi, plus de cent trente kimono seront passés par mes mains – bien sûr, ils sont enveloppés dans plusieurs couches de papier de soie et de papier craft, mais quand même ça fait une sacré sensation de manipuler des kimono de théâtre vieux de 600 ans.

Les fameuses étagères à Kimono et encore quelques masques. 1er étage de la réserve.

Au milieu de ces chantiers, nous avons pris le temps de manger un obento dans la salle de réunion, le réfectoire. Il est 17h00, le maître est satisfait de notre journée. Sa fille lui raconte comment le furansu a dirigé le chantier des kimono. “Well done, King” avec le petit “o” fait entre le pouce et l’index qui correspond à notre pouce levé et un sourire… un sourire ! -Le sourire du maître est vraiment quelque chose !

Toujours au 1er étage, mais de l’autre côté. Encore des masques, des kimonos et ces magnifiques 3 arcs.

Ah j’allais oublier ! Il y a quand même un petit épisode que j’aimerai vous raconter… lors d’une pause – nous en avons fait quelques unes. Il faisait tellement chaud au sous-sol que c’était nécessaire pour tenter de se rafraîchir un peu – le maître qui, pendant toute la journée, a regardé ce que toutes les malles, les coffres, les boîtes recelaient de trésors, est arrivé avec une boîte de ceintures. Il était comme un enfant qui vient de découvrir une merveille. Là, sur une des ceintures était écrit quelque chose au pinceau. “C’est la ceinture que portait intel – je ne sais pas son nom, mais peut-être un des représentants du clan Udaka – le jour où il a fait son seppuku – suicide japonais que nous avons traduit par harakiri – et les traces que vous pouvez voir sont celles que son sang a laissé.” Effectivement – devenues presque invisibles après 300 ans – des zones brunes se voyaient sur la ceinture que le maître montrait à tous. Touchez le sang, l’adn d’un ancêtre de plus de 300 ans, ça a été une sensation incroyable : la rencontre de la puissance de l’imagination et du concret. En restant sur cette lancée, j’ai eu la chance de voir les sabres de sa famille qu’il sortait avec un grand soin de sac de toile rangés dans un placard. Les lames rouillées brillaient de leur éclat plusieurs fois centenaire dans les yeux du maître où un voile, l’espace d’un instant, est venu se poser. Quelle journée…

Le texte sur la ceinture qui raconte comment le porteur s’est fait son seppuku avec.

Il est 17 h00 et nous rentrons. Nous descendons les marches du temple à pieds, marches qui n’en finissent jamais. Ce soir, je me vois l’insigne honneur de porter sa valise. Il marche devant bien sûr et se retourne vers nous – sa fille et moi – à chaque pallier. Il est satisfait, cela se sent. Nous prenons le taxi et arrivons au Shikibutai. Une de ses élèves est venue avec son scooter. Ils ont des choses à se dire. “Free time !” Je comprends qu’il faut que je m’en aille et le fais volontiers. Je demande où trouver un “Interneto Café”, mais le maître me répond qu’il ne se sert pas d’ordinateur, ni d’internet. Son élève, si ! Et elle m’indique comment trouver ça. C’est à une bonne quinzaine de minutes à pieds. Ca m’offre le temps d’essayer de réaliser ce que je viens de vivre. Je suis heureux.

Quelques instants avant quand le maître nous montre la ceinture. Première fois, je crois, que vous voyez son visage.

A l’interneto Café, ce n’est pas une mince affaire. Ils ne parlent pas un mot d’anglais. Impossible de leur faire comprendre que j’ai mon ordinateur et que je cherche du WIFI. On est très loin de Kyôto. Le garçon à l’accueil me fait remplir une fiche. Je lui demande ce que je dois mettre dans les cases qui sont écrites en japonais, il ne sait pas me répondre. alors j’y vais, au petit bonheur la chance et finalement, je me vois remis une carte d’accès. Ok. Je demande un ordi, ce qu’il y a de moins cher et me retrouve devant un pc comme l’année passée quand nous étions à Tôkyô. Je débranche le câble Ethernet et le connecte sur mon ordi. J’ai eu le temps ce matin de finir le compte rendu de l’avant veille que je m’empresse de mettre en ligne. Elise est sur skype et nous discutons un peu. Je vois Rose, ma fille qui demande quand je rentre… quand je rentre ? Là où j’en suis, je ne sais plus ! Plus les jours passent et plus je me dis qu’il faut que je reste. Que si je veux aller au bout de ce voyage au côté du nô que je fais depuis 15 ans maintenant, c’est le moment et que je ne pourrais pas le faire en un mois et demi. Mais nous verrons. Il faut que j’en parle à Elise, voir comment elle s’inscrit là-dedans, voir pour Rose, voir pour le visa… à suivre.

Ils regardent les traces de sang sur la ceinture. Maître Udaka et un des gardiens du musée.

Il est 20 h00, je rentre. J’ai mangé sur la route et me suis arrêté pour m’acheter de quoi faire mon petit déjeuner demain. Je demande au maître si je peux travailler ma flûte et il me dit qu’il est ok, que de toute façon, il ira se coucher tard, car il doit travailler sur des masques. J’attends qu’il regagne sa chambre et me mets, péniblement, à jouer “Shironabe”. Le maître réapparaît : “Can I take it ?” Bien sûr. Il prend la flûte et joue. Il joue merveilleusement bien. Nous restons ainsi un long moment. Moi en seiza derrière lui qui joue. Il n’est pas satisfait de l’instrument. “This is the Beky one ?” Oui, c’est celle de Rebecca. “It’s not good. It’s difficult to coach”. Ah, c’est donc pour ça ;-).

Les gestes sur la parole, Maître Udaka faisant le geste du Seppuku, ceinture à la main

Il repart, j’en profite pour faire le compte-rendu sur Hiroshima et mon voyage à Matsuyama. Il est 23h, le maître revient. “We meditate now.” Ok, je l’attendais de toute façon. Nous refaisons le même cérémonial qu’hier. Je sens que j’ai trouvé en cet homme quelqu’un que j’attendais depuis longtemps ou plutôt que j’ai mis longtemps à être prêt à rencontrer. Je remercie les autres, l’ailleurs, les miens, lui et moi d’avoir rendu cela possible. J’écoute le son de sa voix qui psalmodie ces sutras secrets, je me laisse porter. C’est vraiment bon.

“Have a nice sleep.” Et la porte se referme. Noir.